Suspect du génocide rwandais retrouvé en France: une «justice à géométrie variable», selon Hervé Cheuzeville

© AP Photo / Sayyid AzimSurvivant du génocide des Tutsis au Rwanda
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La procédure judiciaire ouverte contre Aloys Ntiwiragabo, ex-chef des renseignements militaires, retrouvé –selon Mediapart– près d’Orléans, marque-t-elle une nouvelle étape dans la traque aux génocidaires rwandais? Au micro de Sputnik, Hervé Cheuzeville, auteur de huit livres sur le Rwanda, dénonce «une justice à géométrie variable.» Entretien.
«Depuis 1994, le Rwanda a une liste de présumés génocidaires à dimension variable. On y rajoute ou on en retire des noms au gré de l’actualité politique nationale et internationale. Y figurent des suspects qui n’en sont pas forcément, comme l’abbé Wenceslas Munyeshyaka. Son nom avait été rajouté à la fameuse liste après qu’il eut osé dire à la BBC que le bombardement du camp de réfugiés dont il s’occupait à Kigali était de la responsabilité du Front patriotique rwandais», dénonce Hervé Cheuzeville au micro de Sputnik France.

Autant dire que pour l’auteur de «Rwanda, Vingt-cinq années de mensonge» (Éd. Edizione Vincentello d’Istria, Bastia), son dernier livre sur ce pays meurtri, où il a travaillé comme humanitaire au sein du Programme alimentaire mondial (PAM), l’ouverture d’une enquête judiciaire en France à l’encontre d’Aloys Ntiwiragabo n’est pas très convaincante. Surtout avec le précédent de l’ecclésiastique rwandais, finalement relaxé, «mais qui avait dû subir un véritable marathon judiciaire en France avant d’être blanchi», rappelle-t-il.

Dans un récent article, Mediapart a affirmé avoir retrouvé Aloys Ntiwiragabo, qui était chef des renseignements militaires pendant le génocide au Rwanda en 1994, près d’Orléans (Loiret). À la suite de quoi, le Parquet national antiterroriste a-t-il aussitôt ouvert une enquête pour «crimes contre l’humanité» visant cet ex-haut responsable, aujourd’hui âgé de 72 ans.

«Tout ce qui vient de la fameuse liste de génocidaires édictée par Kigali, je le prends avec des pincettes. Pour moi, Aloys Ntiwiragabo est un élément de plus, après Félicien Kabuga. Ces cas sont représentatifs de l’arbitraire qui règne entre le Rwanda et la France en matière de justice», poursuit Hervé Cheuzeville.

Selon une source judiciaire citée par Le Parisien, Aloys Ntiwiragabo «ne faisait l’objet d’aucune plainte en France et n’était recherché ni par Interpol, ni par la justice française ou rwandaise.»

Sur le génocide, «l’arbitraire qui règne entre le Rwanda et la France»

Par le passé, toujours selon cette source, «il a néanmoins été visé par des mandats d’arrêt, lancés par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), mais ces derniers ont été levés depuis plusieurs années.»

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De même, l’écrivain est-il très sceptique quant à l’arrestation, le 16 mai dernier, près de Paris, après une cavale de 25 ans, du «financier» présumé du génocide rwandais, Félicien Kabuga. Celle-ci avait déjà fait couler beaucoup d’encre sur la présence ancienne et la traque tardive de présumés génocidaires en France. Or, pour Hervé Cheuzeville, remises dans leur contexte de l’époque, les accusations ne tiennent pas:

«Félicien Kabuga est un homme d’affaires hutu marié à une Tutsie. Il a fait fortune bien avant le génocide. Certes, il a importé des machettes destinées à l’agriculture, comme beaucoup d’autres commerçants rwandais, dont certains sont aujourd’hui proche du régime. La machette est depuis toujours l’outil de base des paysans rwandais. En 1994, il a fui le Rwanda par crainte de représailles. C’est un peu le Bernard Tapie du Rwanda. Quand le régime de Paul Kagamé a voulu s’emparer de ses biens restés au Rwanda, il est alors, très opportunément, devenu génocidaire aux yeux de Kigali», accuse l’écrivain qui vit en Corse, où il a fondé une maison d’édition.

Début juin, la cour d’appel de Paris a émis un avis favorable à la remise à la justice internationale de Félicien Kabuga, mais celui-ci s’est pourvu en cassation. L’audience pour l’examen de son dossier est prévue pour le 2 septembre.

Le premier livre d’opposant écrit sur un téléphone portable

Pour cet ancien humanitaire devenu expert du Rwanda, l’intolérance de Paul Kagamé à tout discours sur le génocide pouvant s’éloigner de la doxa dictée à Kigali a atteint son paroxysme avec le «suicide» du chanteur Kizito Mihigo, retrouvé mort dans sa cellule en février dernier.

Arrêté une première fois en 2014, après avoir écrit une chanson sur la «signification de la mort» à l’occasion du XXe anniversaire du génocide dans laquelle il pleurait les morts tutsis, mais aussi celles des autres victimes, l’artiste «avait déjà reçu à l’époque de sérieux avertissements de la part des autorités rwandaises», révèle Hervé Cheuzeville.

La peine de mort a été abolie au Rwanda, mais «elle est pratiquée de façon courante à Kigali et dans le reste du pays, bien que de façon détournée», accuse l’écrivain. Disparitions, accidents de voiture, la traque contre les opposants n’a jamais été aussi féroce, selon lui, depuis que Paul Kagamé est à la tête du pays.

«Les États-Unis et la Grande-Bretagne, qui ont pourtant toujours soutenu l’actuel Président rwandais, ont été les premiers à dénoncer son élimination de Kizito Mihigo», martèle-t-il.

Son grand regret en tant qu’éditeur est que le livre posthume du chanteur (Rwanda: Embrasser la réconciliation) –écrit sur un téléphone portable pendant qu’il était détenu– «soit édité par Amazon» et donc indisponible en librairie. «J’étais en contact avec Kizito Mihigo et je regretterai toujours de ne pas avoir pu le rencontrer. C’eut été un honneur de pouvoir éditer son livre», confie-t-il.

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Car lui-même est arrivé dans son propre livre à la même conclusion que le chanteur: la réconciliation ne sera pas possible au Rwanda «tant que toute la vérité ne sera pas dite et acceptée par tous». Cette «vérité», selon lui, concerne «le mythe de Paul Kagamé sauveur des Tutsis au Rwanda». Alors qu’en prenant les armes à la tête du FPR depuis l’Ouganda, où il était réfugié, «il a au contraire provoqué le génocide», affirme Hervé Cheuzeville.

«Le plus étrange, c’est que cette histoire, pourtant vérifiable sur le plan militaire, ait pu à ce point être occultée; et que nombre de lobbies et d’agences de presse, en France notamment, aient pu à ce point relayer de fausses informations», s’étonne l’éditeur.

Il sait qu’avec de telles affirmations, il se retrouve d’emblée catalogué dans le camp des «révisionnistes» voire des «négationnistes», mais n’en a cure. Avant lui, l’écrivain français Pierre Péan ou l’écrivain franco-camerounais Charles Onana, qui défend le rôle de l’armée française dans le cadre de l’opération Turquoise au Rwanda, ont dû essuyer ce genre de critiques. C’est aussi le cas de la journaliste canadienne Judi Rever, dont traduction en français de son livre très controversé, A la louange du sang (Éd. Max Millo), accusé de défendre la thèse du double génocide, sortira à la fin août.

La «table rase» de Macron avec Kigali

Même si l’on peut se féliciter que les autorités françaises aient autorisé le chercheur François Graner à consulter les archives du défunt Président François Mitterrand sur le Rwanda, il y avait eu des précédents. Charles Onana et Judi Rever avaient déjà eu accès à beaucoup d’archives pour leurs ouvrages respectifs. Pour établir la vérité et pour mettre un terme à la longue controverse sur le rôle de la France pendant le génocide de 1994, il conviendrait d’ouvrir tous les fonds documentaires: les archives françaises bien sûr, mais aussi «celles des Nations unies, qui sont les plus importantes», ainsi que celles de l’administration américaine, du gouvernement britannique, d’Israël, de l’Ouganda et bien sûr celles du FPR, rappelle Hervé Cheuzeville.

En confiant à des historiens le traitement de toutes les archives liées au génocide rwandais et en renforçant les moyens pour poursuivre les génocidaires présumés en France, Emmanuel Macron a-t-il voulu faire table rase du passé?

«Alors que le Rwanda faisait très peu de cas de la francophonie, la France a pris l’initiative d’imposer la nomination, en 2018, de la Rwandaise Louise Mushikiwabo à la tête de la francophonie. En tant que ministre des Affaires étrangères, elle avait laissé détruire l’institut français de Kigali et retirer l’enseignement obligatoire du français pour imposer l’anglais», souligne Hervé Cheuzeville.

Un manque d’objectivité de l’exécutif français qui ne peut s’expliquer, selon lui, que par la volonté de se concilier «à tout prix» les bonnes grâces de Paul Kagamé.

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