Arrêt du Nord Stream 2: une sanction européenne contre la Russie à double tranchant

© AP Photo / Christian Hartmann, Pool via APLa bise de Donald Trump à Angela Merkel lors d'une séance de photo au G7 à Biarritz
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Les appels à interrompre le projet Nord Stream 2 se multiplient, en guise de sanction à l’encontre de la Russie, accusée de l’empoisonnement d’Alexeï Navalny. Mais cet arrêt du projet profiterait avant tout à ses principaux concurrents, Américains en tête, qui mettent tout en œuvre pour couler le gazoduc avant sa mise en service.

Nord Stream 2 verra-t-il le jour? Le mégaprojet de gazoduc reliant la Russie à l’Allemagne en passant par la mer Baltique est aujourd’hui sur la sellette, du fait de l’affaire Navalny.

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Depuis l’annonce le 2 septembre, par Angela Merkel, que le gouvernement allemand détiendrait la preuve qu’Alexeï Navalny aurait été victime d’un empoisonnement, les appels à remettre en cause le projet de gazoduc se multiplient jusque dans le camp de la chancelière allemande. Alors qu’elle répétait le 1er septembre, face aux menaces de sanctions américaines, son attachement à ce projet entériné en 1997, Angela Merkel a finalement depuis ouvert la porte à son éventuel arrêt.

«Cela serait une première, car cela traduirait un gâchis important», réagit pour Sputnik Jacques Percebois, directeur du Centre de recherche en économie et droit de l’énergie (CREDEN).

En effet, s’il n’est pas exceptionnel que des projets de pipeline ne voient pas le jour (tel South Stream, qui devait relier la Russie à l’Europe occidentale), le professeur émérite à l’université de Montpellier souligne qu’il est en revanche beaucoup plus rare que des projets mis en chantier soient annulés en cours de route. Nord Stream 2, qui passe par la mer Baltique, est déjà achevé à plus de 95%, sa mise en service étant prévue début 2021.

Ainsi, une telle décision politique s’accompagnerait-elle d’une casse financière considérable pour les compagnies européennes ayant participé à ce projet: le français Engie, l’anglo-néerlandais Shell, l’autrichien OMV et les allemands Uniper et Wintershall. Sur les 10 milliards d’euros investis dans gazoduc, chacune d’entre elles a mis environ un milliard sur la table, le solde ayant été apporté par le russe Gazprom.

Arrêt du Nord Stream 2? Une ardoise à 5 milliards pour les Européens

Des compagnies européennes qui sont déjà sous le coup de sanctions américaines. En effet, Nord Stream 2 aurait dû être mis en service en janvier 2020, mais des sanctions adoptées par le Congrès américain fin 2019 à l’encontre des compagnies prenant part à la construction du pipeline ont in extremis interrompu le chantier en provoquant le retrait de la compagnie helvético-néerlandaise Allseas, chargée de construire la section offshore du projet.

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Suite à la reprise du chantier, qui enregistre ainsi un an de retard, les Américains ont décidé en juillet d’élargir leurs sanctions à l’égard de toutes les compagnies impliquées d’une manière ou d’une autre (armateurs, assurances, autorités portuaires, organismes de certification, etc.) dans Nord Stream 2, et ce d’une manière rétroactive. Comme le précisait alors à Sputnik la société Nord Stream 2 AG, opérateur du gazoduc, ce dernier fait travailler pas moins d’un millier d’entreprises originaires de 25 pays.

Des sanctions présentées par les élus américains comme une mesure de «dissuasion contre l’agression russe», dans le contexte de la crise ukrainienne et contre un Nord Stream 2 dépeint comme «une menace pour la sécurité énergétique européenne», car il offrirait au Kremlin un levier de pression. Un dernier argument «pas très crédible» aux yeux de Jacques Percebois, qui rappelle la diversification amorcée en Europe, couplée à la démultiplication des sources d’approvisionnement en gaz à travers le monde. Pour le président du CREDEN, les Européens ne doivent pas être dupes des intentions de Washington.

«L’indépendance énergétique de l’Europe, c’est un paravent derrière lequel les États-Unis s’abritent. La vraie raison derrière, c’est qu’ils souhaitent exporter vers l’Europe du gaz sous forme liquide [gaz naturel liquéfié (GNL), ndlr]. Tout ce qui sera acheté en Russie ne sera pas acheté aux États-Unis. Il ne faut pas se voiler la face!»

De fait, au premier rang de ces nouvelles sources d’approvisionnement en hydrocarbures figurent les producteurs américains, qui ont bousculé le jeu mondial ces dernières années. Portés par la révolution du pétrole et du gaz de schiste, les États-Unis sont rapidement devenus les premiers producteurs de la planète tant de pétrole que de gaz.

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Un statut qui va de pair avec certaines ambitions en matière d’exportations, malgré son coût. Lors du premier forum économique sur l’énergie organisé par l’UE et les États-Unis, le 2 mai 2019, Rick Perry, secrétaire d’État américain à l’Énergie, vantait les qualités de son GNL: «Bien que plus cher que le russe», soulignaient nos confrères du Figaro à l’époque, «celui-ci est “fiable” et synonyme de “liberté” pour les Européens.»

C’est dans cette optique qu’il faut comprendre que Trump a déclaré à la presse, le 7 septembre dernier, qu’il a «été le premier à émettre l’idée» d’asséner un coup fatal au projet Nord Stream 2, qui doit doubler les fournitures de gaz russe à l’Allemagne. L’affaire Navalny tombe donc à pic pour l’industrie gazière américaine.

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Autres pays, cette fois-ci en Europe, qui brandissent l’argument d’une augmentation de la pression russe sur les Européens via le levier du gaz: les pays baltes, la Pologne ou encore l’Ukraine. Ces deux derniers pays, pour l’heure, profitent de la manne financière que leur procure le transit par leur territoire… de ce même gaz russe. «Il est toujours prévu qu’il en passe un peu, mais à partir du moment où Nord Stream 2 va entrer en fonctionnement, on n’aura plus besoin de l’Ukraine», précise Jacques Percebois.

La Pologne est elle-même active en matière de sanctions à l’encontre des entreprises participant à Nord Stream 2. Varsovie a notamment infligé 40 millions d’euros d’amende à Engie après le refus «sans fondement légal» du groupe français de communiquer aux autorités polonaises des détails sur le financement du projet gazier. Aujourd’hui, la Pologne n’hésite pas à brandir l’argument de la préservation de l’environnement. Un positionnement qui peut surprendre au regard de son statut de l’un des plus gros pollueurs européens, notamment du fait de sa consommation record de charbon. Un argument écologique à l’encontre de Nord Stream 2 également repris depuis quelques jours par une partie de la presse française, qui appelle à mettre un terme à un projet «climaticide», ou encore de le renvoyer «dans les dents de Vladimir Poutine».

Le gaz russe, pas aussi «climatocide» que le GNL américain

Pourtant, comme le souligne Jacques Percebois, en cas de non-aboutissement du projet Nord Stream 2, le plan de sortie du charbon de l’Allemagne (deuxième consommateur européen derrière la Pologne depuis sa décision de sortir du nucléaire) à l’horizon 2038 sera lui aussi remis en cause. «Le gaz a une vertu, c’est que c’est la moins polluante des énergies fossiles», souligne le directeur du CREDEN, avec deux fois moins de CO² émis par kilowattheure produit par rapport au charbon.

«Le charbon, c’est un peu moins de 30% de la production d’électricité en Allemagne. S’il n’y a pas ce gaz russe, cela veut dire qu’on va maintenir plus longtemps les centrales à charbon. [14: 35] Renoncer au projet, cela veut dire retarder l’arrêt des centrales à charbon», met-il en garde.

Cependant, l’impact du gaz naturel sur l’environnement est amplifié par la liquéfaction du gaz lui-même, un processus gourmand en énergie, ce qui «pose la question du bien-fondé d’une augmentation des livraisons de gaz liquéfié, par exemple depuis les États-Unis», soulignait dans un article, pourtant critique à l’encontre du Nord Stream 2, Maxime Filandrov, consultant en coopération industrielle et commerciale pour le marché russe et ancien représentant de la Commission européenne à Saint-Pétersbourg, responsable de la coopération entre l’UE et la Russie du Nord-ouest. Quant aux méthodes d’exploitation des hydrocarbures américains, la fracture hydraulique (fracking) est un procédé très loin d’être considéré comme écoresponsable.

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La bataille autour de la survie de ce mégaprojet devrait pourtant plus se jouer sur le terrain politique qu’environnemental. Si Jacques Percebois soulignait l’ampleur des «coûts échoués» économiques –une ardoise potentielle de 10 milliards d’euros, rappelons-le–, il souligne en effet que ceux-ci seraient également politiques.

Ce serait bien sûr le cas pour Vladimir Poutine et Angela Merkel, qui subiraient l’affront de voir enterré un projet qu’ils ont soutenu, mais aussi pour Emmanuel Macron, dont l’accord sera nécessaire à cet arrêt. En pleine crise économique, le Président de la République devrait assumer de faire perdre près d’un milliard d’euros à Engie, avec d’imprévisibles conséquences sur l’emploi et l’investissement de l’ancien groupe public.

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