«Un vrai risque d’effondrement» pour le football français

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Le football français est en bien mauvaise posture depuis que Mediapro, le diffuseur officiel du championnat français, a refusé de payer la première échéance de 172 millions d’euros à la LFP. Le groupe espagnol entend renégocier les droits accordés en 2018 en raison de la crise liée au Covid-19. Explications avec l’économiste Pascal Perri.

Le football français va-t-il s’écrouler? La situation est en tout cas de plus en plus préoccupante. L’arrêt prématuré de la saison 2019-2020 en raison de la crise sanitaire avait déjà causé des pertes estimées à plus de 600 millions d’euros pour les clubs français, soit un quart de leurs recettes annuelles.

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Ces derniers comptaient bien se refaire à la faveur des droits télévisuels mirobolants négociés à partir de cette saison. En mai 2018, le groupe espagnol Mediapro avait décroché à la surprise générale l’appel d’offres proposé par la Ligue de football professionnel (LFP) pour la période 2020-2024. Pour un montant inédit de 1,153 milliard d’euros, écrasant ainsi toute concurrence. Pour mémoire, l’appel d’offres sur la période précédente (2016-2020) avait rapporté 748,5 millions d’euros à la Ligue, partagés entre Canal+ (540 millions) et BeIn Sports (186,5 millions).

Les interrogations avaient immédiatement affleuré face à un tel montant: comment le groupe Mediapro, acquis en février 2018 par un fonds d’investissement chinois pour un milliard d’euros, parviendrait-il à amortir une dépense aussi importante? Surtout, de quelle manière diffuserait-il les matchs achetés au prix fort?

Les clubs français verront-ils le milliard de Mediapro?

Après deux ans d’incertitude, Mediapro a fini par annoncer un accord avec le groupe TF1 pour la création d’une chaîne dédiée à la diffusion des matchs de Ligue 1 et de Ligue 2, «Téléfoot la chaîne du foot», lancée officiellement en août 2020. L’objectif: atteindre 3,5 millions d’abonnés à l’horizon 2024. Une gageure, sachant que le prix de l’abonnement est relativement élevé: il faut ainsi compter 25 euros par mois pour visionner les deux principaux championnats français. D’après les estimations (Mediapro ne communique pas les chiffres), le nombre d’abonnés à Téléfoot se situerait pour le moment autour de 300.000.

Pour autant, la création d’une chaîne dédiée ne faisait pas vraiment partie des plans de Mediapro au moment de l’acquisition des droits télés proposés par la LFP. Comme le rappelle le spécialiste des droits TV Pierre Maes, dans une interview donnée au Monde le 8 octobre dernier, l’intention initiale du groupe espagnol était alors de revendre ses droits au plus offrant, s’arrogeant au passage une belle plus-value. Laquelle n’est jamais arrivée.

La culbute n’est jamais arrivée

«Mediapro est avant tout une agence. Et une agence achète et vend des droits en prenant, si possible, une plus-value au passage. C’était l’intention première de Mediapro, même si son président, Jaume Roures, s’en défendait», indique ainsi Pierre Maes.

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Ce dernier rappelle qu’entre l’appel d’offres et le début de la diffusion cette saison, Mediapro avait deux ans pour revendre ses droits et réaliser une bonne affaire. Selon l’expert, cela peut expliquer pourquoi le groupe a été aussi lent à créer sa chaîne, mais a fini par le faire «car il n’a pas trouvé d’acheteurs.»

La situation s’est toutefois récemment compliquée. Le 7 octobre dernier, le quotidien sportif L’Équipe révélait que Mediapro avait réclamé un délai de paiement pour sa deuxième échéance, prévue le 6 octobre. Refusé par la LFP. La traite, d’un montant de 172 millions d’euros, n’est donc pas arrivée, ce qui place la Ligue dans une situation délicate, puisqu’elle est censée verser une partie de cette somme aux clubs français le 17 octobre prochain.

D’après L’Équipe toujours, la LFP va être contrainte de contracter un prêt auprès de plusieurs établissements bancaires pour compenser le non-versement de cette échéance. Au printemps, celle-ci s’était déjà endettée à hauteur de 224,5 millions d’euros, via un prêt garanti par l’État, afin de compenser l’absence de diffusion des matchs. Un remboursement qui doit s’étalonner sur quatre ans à raison donc de 55 millions par an… à partir du versement des droits TV.

Mauvaise nouvelle pour les clubs français

Dans une interview accordée au quotidien sportif le 8 octobre, Jaume Roures, le président de Mediapro, a dévoilé sa position en annonçant vouloir «renégocier le prix» des droits TV achetés en 2018 au motif que la crise sanitaire liée au Covid-19 perturbe leur exploitation. «[Cette saison] est très affectée par le Covid-19, tout le monde le sait, car tout le monde souffre. On ne remet pas en cause le projet en tant que tel. Mais les bars et les restaurants sont fermés, la publicité s’est effondrée…», tente de justifier le président du groupe sino-espagnol.

Un argument que rejette en bloc l’économiste Pascal Perri, auteur de l’essai Ne tirez pas sur le foot (Éd. J-C Lattès), dans lequel il analyse l’économie du football français. Pour lui, la situation actuelle aurait plutôt tendance à accroître la valeur des droits télévisuels:

«Je ne vois pas en quoi cela change la logique des droits. Certes, le football est un spectacle vivant, mais cela n’affaiblit en rien les droits de diffusion. C’est même le contraire, puisque la télévision est aujourd’hui devenue le canal unique d’accès au football!», soutient l’économiste Pascal Perri au micro de Sputnik.

«Une fausse excuse» donc, de la part de Mediapro, mais des conséquences potentiellement catastrophiques pour le football français. En cas de défaut de paiement de Mediapro, la faillite est quasiment inévitable pour une large partie des clubs français, si l’on en croit Pascal Perri:

«Il y a un vrai risque d’effondrement. Les recettes des clubs de football reposent sur deux grands piliers: la billetterie –environ 25% à 30% des revenus d’un club–, aujourd’hui inexistante; les droits TV, qui représentent plus de la moitié des revenus annuels d’un club. Aucune entreprise ne survivrait à un manque à gagner aussi important.»

Pis, c’est même tout un écosystème qui menace de s’effondrer, puisque «les revenus du football amateur sont eux-mêmes indexés sur ceux du football professionnel», ainsi que le rappelle Pascal Perri. «C’est tout un système de ruissellement dans le football français qui est aujourd’hui menacé», souligne l’économiste.

La baisse des salaires, «seule solution de court terme»

Face à ce tableau pour le moins pessimiste, quelle solution peut-on envisager? Pour Pascal Perri, «la baisse des salaires des joueurs professionnels est la seule solution de court terme» afin que les clubs se donnent de l’air financièrement. «C’est le seul levier instantané et pilotable», insiste-t-il. Rappelons à ce titre que le salaire moyen d’un joueur de Ligue 1 est de 94.000 euros mensuels, nets d’impôts. Le joueur le mieux payé du championnat, le brésilien Neymar, touche au PSG 3,06 millions d’euros… par mois. Une baisse des salaires serait donc inévitable, mais encore faudrait-il qu’elle soit consentie.

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Au mois d’avril dernier, en pleine crise sanitaire, plusieurs clubs français avaient ainsi demandé à leurs joueurs d’accepter de baisser leurs émoluments face aux pertes que représentaient le confinement et l’arrêt de la compétition. Dimitri Payet, international français et joueur de l’OM, avait catégoriquement refusé de baisser son salaire malgré les demandes de son club, invoquant «des crédits importants à honorer» et un statut de «père de famille» qui l’empêchait selon lui de faire un effort financier. Sur la saison 2019-2020, il touchait 500.000 euros bruts par mois…

Une «bulle spéculative»

La situation délicate dans laquelle se trouvent les clubs français aurait néanmoins dû être anticipée depuis bien longtemps. Si l’on se rappelle que les droits TV représentent plus de 50% des revenus annuels d’un club, le niveau de dépendance des clubs français à l’égard du diffuseur est problématique.

Si certains clubs ne sont pas réellement menacés par un éventuel défaut de paiement de Mediapro –le PSG est détenu par des fonds qataris, l’OM par un milliardaire américain, le Stade rennais peut compter sur la fortune personnelle de François Pinot–, les clubs plus modestes risquent bel et bien de passer à la trappe.

Pascal Perri rappelle ainsi la particularité du modèle économique des clubs français: ils sont totalement dépourvus de «fonds propres», autrement dit de capitaux permanents qui leur permettraient d’assurer une pérennité économique à long terme:

«L’inflation des droits TV au cours des 15 dernières années a été totalement absorbée par l’augmentation des salaires, des droits de mutation et de la rémunération des agents. Cela n’a jamais profité aux entreprises elles-mêmes. On pourrait presque parler de “bulle” spéculative», souligne Pascal Perri.

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La LFP n’est d’ailleurs pas exempte de tout reproche dans le processus de cession des droits TV à Mediapro. En février 2018, le groupe espagnol avait ainsi acquis les droits du football italien, à hauteur cette fois de 1,05 milliard d’euros par saison. Mais la Ligue italienne avait fait finalement machine arrière, Mediapro se montrant incapable de présenter une caution financière pour valider le deal. Là encore, la spéculation n’était pas très loin.

Pourquoi la Ligue française ne s’est-elle pas méfiée? Didier Quillot, président de la LFP à l’époque, relativisait les incertitudes liées aux moyens du groupe espagnol: «Le dossier est bon et le challenge intéressant. Mediapro vient en France pour s’imposer durablement et ils auront les moyens nécessaires», affirmait-il alors. Mais, pour Pascal Perri, la Ligue a été pour le moins légère dans cette affaire:

«Il y a assurément un défaut de prudence et de précaution de la part de la LFP. Les dirigeants de la Ligue auraient dû être plus intransigeants à l’époque, ou en tout cas un peu plus rationnels sur la nature de cette proposition et des garanties offertes», observe Pascal Perri au micro de Sputntik.

Le fonctionnement du football français dans son ensemble est donc remis en question avec cette crise des droits TV. Il y a fort à parier que le modèle économique des clubs français est à repenser. Pour l’heure, la LFP se montre ferme vis-à-vis de Mediapro, mais elle devra sans doute faire des concessions si les clubs français s’impatientent.

Une intervention de l’État?

Face à ce risque d’effondrement, l’État peut-il intervenir pour sauver le football français, dont l’économie pèserait tout de même cinq milliards d’euros de chiffre d’affaires pour le pays? Pascal Perri rejette immédiatement cette hypothèse. Un possible interventionnisme de la puissance publique pour venir à la rescousse du football français n’aurait aucune chance d’être compris par l’opinion, pour qui le football reste un milieu ultra privilégié:

«Il en est absolument hors de question. Les priorités sont ailleurs. Tout le monde a fait des efforts en France. Les salariés ont accepté une baisse de leurs revenus. Ce sont maintenant aux footballeurs de montrer qu’ils sont en osmose avec le pays et non totalement déconnectés comme on l’entend souvent», assène Pascal Perri.

S’il n’est pas question, pour le moment du moins, d’une intervention de l’État, celui-ci se montre en tout cas attentif à la situation. Roxana Maracineanu, ministre déléguée aux Sports, a ainsi estimé le 8 octobre dernier que Mediapro devait «respecter» ses engagements envers la LFP. «Nous veillerons de très près au niveau du ministère des Sports et de l’État à ce que ce contrat soit respecté, que les engagements pris soient maintenus. Parce qu’il en va aujourd’hui de la survie non seulement du football professionnel, mais du football tout court.»

Dans l’immédiat, la marge de manœuvre pour la LFP est relativement réduite. Un scénario envisageable serait que Canal+, le diffuseur historique du football français, récupère la mise pour une somme revue à la baisse. Le Monde révélait en janvier dernier que Mediapro avait tenté de céder ses droits à la chaîne cryptée à prix coûtant, un an seulement après leur obtention. Les négociations n’avaient pas abouti.

Le 30 mai 2018 sur Europe 1, au lendemain de l’appel d’offres remporté par Mediapro, le président du directoire de Canal+, Maxime Saada, faisait d’ailleurs part de ses doutes sur la solvabilité du groupe espagnol. «À ce prix-là, c’est totalement déraisonnable. C’est impossible pour un quelconque acteur de miser une telle somme. […] Pour l’instant, il n’y a pas de paiement. On verra dans deux ans où en est Mediapro».​

Il semblerait que le football français ait un début de réponse.

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