Au Maroc, «la mafia pyromane» de l’immobilier pointée du doigt à Tanger

© Photo Pixabay / skeezeUn incendie de forêt
Un incendie de forêt - Sputnik Afrique
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Régulièrement à Tanger, des milliers d’arbres de forêt partent en fumée, provoquant désolation et inquiétude dans les associations et les populations. Alors que la région est la première du royaume à subir les incendies de forêt, elles accusent des promoteurs d’être à l’origine de ce massacre écologique. Décryptage.

Chaque année, Tanger et ses environs sont le théâtre d’une série de feux de forêt ravageurs. Rien qu'en 2019, ces incendies ont décimé près de 13 hectares du poumon vert de cette métropole nordique du royaume chérifien.

Cette année ne déroge pas à ce qui semble être désormais une règle incendiaire qui dévaste le paysage forestier tangérois. Depuis le mois de janvier, au moins 27 départs de feu y ont déjà été enregistrés. Pire, alimentés par une sécheresse chronique et des vents violents, ces incendies se transforment en d’intenses brasiers.

Le bilan est lourd, les flammes ont déjà englouti plus de 508 hectares de la végétation diversifiée de la «Ville du détroit».

«Un feu de forêt alarmant s’est déclenché dans la forêt diplomatique de #Tanger», rapportait le 8 octobre dernier le média local TanjaNews.com.

À Gueznaia, petite commune située au sud de la ville côtière marocaine, l’air exhale encore les relents de cendre et de bois calciné. Comme pour témoigner de l’intensité des flammes qui léchaient le ciel dans la soirée du jeudi 8 octobre dans la forêt diplomatique, l’odeur âcre de brûlé ne s'est toujours pas dissipée de ces lieux sinistrés.

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Pourtant, les soldats du feu tangérois n’ont pas démérité, ils ont réussi à étouffer les braises en quelques jours. Leur bataille avec les flammes était rude, les collines carbonisées en sont la preuve. Elles se présentent encore aujourd’hui à la vue comme des plaies noires béantes. Les habitants de la région en sont traumatisés. Ils ont assisté, impuissants, à un énième embrasement qui vient de leur voler une partie de leur futaie.

«Cela fait des années que nous vivons au rythme des sirènes hurlantes des sapeurs-pompiers. Nous sommes à bout de nerfs. Nous ne pouvons plus cohabiter avec ce danger permanent qui menace notre localité et qui risque à tout moment de nous emporter», confie à Sputnik Noureddine Temsamani, riverain de la forêt diplomatique.

Cet homme de 62 ans est l’un des fondateurs et coordinateurs de Tanger World City, une page Facebook dédiée à la ville qui l’a vu naître et grandir.

Prédateurs pyromanes

Tout aussi exaspérés, des militants associatifs tangérois sonnent l’alarme. Ils signalent une aggravation du phénomène des incendies qui réduisent la forêt comme peau de chagrin. Ils surviennent quasiment chaque mois et selon eux, ils sont pour la plupart «d’origine humaine».

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En clair, ces militants affirment qu’il y a certes des «accidents», mais que la plupart des feux de forêt dans leur région sont surtout des «actes criminels».

«Cette tragédie que nous endurons à Tanger est due au fait que les forêts de la ville sont victimes de leur emplacement stratégique. C’est pour cela qu’elles sont constamment ciblées par de redoutables prédateurs pyromanes dont la convoitise grandit avec les années», déplore le militant associatif tangérois Abdelaziz Janati au micro de Sputnik.

En sa qualité de président de l’Observatoire pour la protection de l’environnement et des monuments historiques (OPEMH), une instance fondée en 2012 qui milite pour la sauvegarde de l’écosystème et du patrimoine de la ville de Tanger, Abdelaziz Janati a vu de près la dense forêt d’un vert scintillant où il jouait enfant partir graduellement en fumée au fil des années.

Le jeune président d’OPEMH Tanger assure que parmi les principaux responsables de ces «crimes contre la nature» figurent les promoteurs immobiliers. Ce sont eux, selon lui, les commanditaires de ces «écocides».

«Il suffit de voir comment la majorité des zones forestières sinistrées, qui ont été brûlées par les flammes à Tanger, se sont métamorphosées avec le temps en complexes résidentiels. Que ce soit la forêt diplomatique, la forêt de Mediouna et même celle du Rahrah, toutes ont vu récemment des habitations pousser là où il n’y avait plus que des cendres.»

Abdelaziz Janati déplore en soupirant: «On peut se voiler la face et dire que ce n’est qu’une simple coïncidence. Mais la réalité est là, devant nos yeux, et elle est édifiante. Depuis 2012, nous répétons presque les mêmes recommandations dans nos rapports pour que justement ces actes cessent, en vain.»

Feux de forêt et mafia

Même constat du côté d’Adnane Moiz. Le président du Centre Ibn Batouta d’études et de recherches en développement local et membre de la société civile de la Ville du détroit estime, à son tour, que le principal mal dont souffre la forêt tangéroise est la prédation foncière.

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Se basant sur les chiffres cumulés depuis 2000, il considère que chaque année, la région de Tanger perd pas moins de 1.400 hectares de massif forestier à cause des incendies. «Notre région est la première du royaume en matière de feux de forêt et de leur propagation», affirme-t-il. De son point de vue, deux types de criminels sont responsables de cette situation:

«D’un côté, la mafia du foncier qui tente de s’approprier des parcelles de terrains forestiers pour des projets immobiliers. Et de l’autre, des particuliers qui, je tiens à le rappeler, détiennent une grande partie du massif forestier de la ville de Tanger. Pour élargir la superficie de leur terrain et profiter de l’espace acquis, ces derniers recourent à la mise à feu d’une partie de la forêt, éloignant ainsi la ligne frontalière séparant leur terrain du reste des bois. Entre deux feux, promoteurs immobiliers et particuliers deviennent complices», détaille-t-il, amer.

Au vu de ces graves accusations, les regards se tournent vers les services de l’État censés protéger les forêts de tous les dangers qui les guettent. Or, sur la question brûlante des causes des feux de forêt dans la ville, Mohamed Nefaoui, directeur provincial des Eaux et forêts et de la lutte contre la désertification de la région de Tanger, riposte que cette question ne relève pas des compétences de la direction qu’il représente, mais plutôt de celles de la police scientifique et de la gendarmerie.

En répondant aux questions de Sputnik, le responsable local affirme que pour environ 95% des feux, le motif reste inconnu. «Quand nous ne recevons aucune suite de la part des autorités, nous classons le dossier ainsi», résume-t-il. Mohamed Nefaoui lâche toutefois que, malgré l’absence de preuves, il y a tout de même «un soupçon d’actes criminels». Lui aussi finit par pointer du doigt les prédateurs fonciers.

«Le prix de l'immobilier n'en finit pas de grimper dans la région. On soupçonne que plusieurs personnes, aveuglées par la cupidité, veulent en profiter et déclenchent une véritable guerre du feu. Nous controns fermement cette situation avec les moyens dont nous disposons», assure-t-il.

En désespoir de cause, le représentant local du Haut-commissariat aux Eaux et forêts et à la lutte contre la désertification lance un appel à la vigilance à tous les citoyens et à tous les utilisateurs des espaces forestiers pour éviter l’usage du feu à proximité ou dans les forêts.

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Il les exhorte aussi à «alerter les autorités compétentes de toute fumée, voire départ de feu, et même du moindre indice pouvant éviter le pire aux forêts», ajoute Mohamed Nefaoui.

La justice appelée à la rescousse

Loin d’être convaincu par les arguments officiels, le président de l’Observatoire pour la protection de l’environnement de Tanger, Abdelaziz Janati, insiste sur l’importance des conclusions des enquêtes judiciaires ouvertes à la suite de chaque incendie.

«Après chaque feu, on annonce qu’une enquête a été ouverte, mais il n’y a jamais de suite, les conclusions ne sont jamais révélées. Ce n’est absolument pas normal. En 2017, on a carrément eu recours à la justice pour qu’une instruction soit diligentée afin de déterminer les causes des nombreux incendies inexpliqués qui se sont déclenchés cette année-là à Tanger et qui avaient duré toute une semaine. Mais notre demande a été oubliée dans les tiroirs alors que les arbres se faisaient dévorer par les flammes», se souvient-il.   

Avec la même amertume qu’Abdelaziz Janati, les militants associatifs contactés par Sputnik s’accordent tous à dire qu’il y a urgence à agir contre les feux de forêt qui dégarnissent le patrimoine forestier de Tanger. Ils insistent pour que les responsables de ces actes de pyromanie mercantiliste soient traduits devant la justice. «C’est le seul moyen pouvant permettre au massif forestier tangérois de renaître de ses cendres», conclut le président du Centre Ibn Batouta de Tanger Adnane Moiz.

Contactée à plusieurs reprises, la Fédération nationale de la promotion immobilière (FNPI) a laissé les nombreux messages de Sputnik sans réponse.

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