Haut-Karabakh: une guerre sans fin aux portes de l’Europe

© Sputnik . Valeri Melnikov / Accéder à la base multimédiaUne maison endommagée lors d'un bombardement au Haut-Karabakh (archive photo)
Une maison endommagée lors d'un bombardement au Haut-Karabakh (archive photo) - Sputnik Afrique
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L'Arménie et l'Azerbaïdjan se sont mutuellement accusés d'avoir violé le cessez-le-feu négocié à Washington. François Devedjian, avocat et militant pour la reconnaissance de la République d’Artsakh, et Gunel Safarova, présidente de l’association Dialogue France-Azerbaïdjan, livrent à Sputnik leurs inquiétudes face à un conflit qui s’enlise.

Jamais deux sans trois. Le cessez-le-feu négocié à Washington par l'Arménie et l'Azerbaïdjan n’a pas eu plus de succès que les précédentes tentatives conclues à Moscou et Paris les 10 et 17 octobre. Alors que la trêve devait entrer en vigueur ce 26 octobre à 08h00 heure locale, de violents combats opposent à nouveau les forces du Haut-Karabakh, ou République d’Artsakh pour les Arméniens, et l’armée azerbaïdjanaise. Bakou considère que cette zone, peuplée à majorité d’Arméniens et qui a fait sécession après la chute de l’URSS, fait partie intégrante de son territoire.

​Sputnik a tendu son micro à François Devedjian, avocat et militant pour la reconnaissance de la République d’Artsakh, et à Gunel Safarova, présidente de l’association Dialogue France-Azerbaïdjan. Sans surprise, leur analyse de la situation est aux antipodes.

«L’Azerbaïdjan a toujours voulu régler ce conflit par la voie pacifique. Depuis presque 30 ans, nous sommes à la table des négociations. Nous sommes bien conscients que la guerre entraine des pertes humaines et ce n’est pas ce que nous souhaitons. L’Azerbaïdjan n’a jamais envahi de pays voisins ni violé le droit international. Nous avons perdu des terres et j’espère que nous allons les récupérer», assure Gunel Safarova.

Les bilans n’étant que partiels, les pertes humaines, militaires comme civiles, sont difficiles à chiffrer. Elles seraient de plus d’un millier de morts au minimum. La Croix-Rouge a lancé l’alerte concernant des «centaines de milliers» de personnes affectées par ce conflit. François Devedjian rend l’Azerbaïdjan responsable de la violation du cessez-le-feu:

«Je ne suis pas étonné mais tout de même triste. C’est le troisième accord de cessez-le-feu négocié dans ce conflit, et c’est la troisième fois que les forces turco-azerbaïdjanaises le violent. Je crois que l’Azerbaïdjan et son complice turc utilisent le groupe de Minsk pour tenter de gagner du temps. Ils négocient des cessez-le-feu à intervalles réguliers avant une intervention, qu’ils redoutent, d’un pays tiers: je pense notamment à la Russie, afin de faire réellement appliquer le cessez-le-feu sur le terrain.»

Son de cloche très différent du côté ministère azerbaïdjanais des Affaires étrangères, qui assure «respecter strictement» l'accord et accuse les forces arméniennes d'avoir bombardé la ville de Terter ainsi que des villages avoisinants et des positions de l'armée de Bakou. Du côté du ministère de la Défense du Haut-Karabakh, on assure que l’Azerbaïdjan a procédé à des tirs d'artillerie sur ses positions en diverses parties du front, et l’on affirme également respecter l’accord.

Le groupe de Minsk face à une épreuve

Les deux camps s’accusent mutuellement de prendre pour cible des populations civiles. «Les forces arméniennes bombardent des villes qui se trouvent en dehors des zones de conflit. Et elles l’ont déjà fait quelques heures à peine après la signature d’une soi-disant trêve humanitaire. L’Azerbaïdjan ne bombarde en aucun cas les civils ni l’Arménie», affirme Gunel Safarova, consultante en innovation et management. François Devedjian parle quant à lui de «crimes de guerre qui se multiplient du côté azerbaïdjanais» avec des «bombardements ciblés sur des populations civiles», «une tactique délibérément utilisée par Bakou» selon lui. «Il y a également l’assassinat de prisonniers de guerre et les décapitations», ajoute-t-il.

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Qui plus est, le conflit au Haut-Karabakh revêt une dimension historique et territoriale très forte. Cette zone montagneuse peuplée à majorité d’Arméniens a proclamé son indépendance avec l'effondrement de l'URSS en 1991. Un événement qui a entraîné une guerre au début des années quatre-vingt-dix ayant fait entre 15 et 30.000 morts, selon diverses estimations. Afin de régler le conflit, la France, la Russie et les États-Unis ont été nommés à la co-présidence du groupe du Minsk, qui tente de trouver une solution pacifique.

Pour Gunel Safarova, le conflit va au-delà de la seule question du Haut-Karabakh: «Il faut souligner que ce conflit ne concerne pas que Haut-Karabakh mais également les sept régions adjacentes. Le Haut-Karabakh est seulement la partie montagneuse de la région du Karabakh. Le Haut- Karabakh était certes peuplé à majorité d’Arméniens mais ils ne représentaient pas la totalité de la population. Il y avait également des Azerbaïdjanais et des Kurdes russes. Les sept régions adjacentes, qui se trouvent entre le Haut- Karabakh et l’Arménie et envahies par les forces arméniennes, étaient peuplées en large majorité d’Azerbaïdjanais.»

​Dans le camp d’en face, on assure que le seul but de la République d’Artsakh est d’assurer le droit à l’autodétermination du peuple arménien de la région ainsi que son droit à vivre en sécurité. Et pour cette raison, François Devedjian, fils de l’ancien ministre délégué à l’Industrie Patrick Devedjian, espère que la France reconnaîtra République d’Artsakh.

Il fait remarquer que Paris est préoccupé par la participation au conflit de mercenaires djihadistes syriens. L’avocat fait ici référence aux déclarations d’Emmanuel Macron de début octobre, qui assurait disposer d’informations sur la présence de «300 combattants» djihadistes en provenance de Syrie sur le front du Haut-Karabakh et se battant du côté azerbaïdjanais. Des informations démenties par Bakou comme par Gunel Safarova:

«La communauté azerbaïdjanaise a été très déçue par les déclarations d’Emmanuel Macron. La France comme d’autres pays n’a d’ailleurs toujours pas apporté de preuves à ce sujet. Elle est co-présidente du groupe de Minsk et elle ne doit pas prendre parti. Cette déclaration du Président français n’était pas très professionnelle. Nous attendons de la France qu’elle garde sa neutralité. Si la France veut soutenir l’Arménie, il faut qu’elle sorte du groupe de Minsk.»

Le 13 octobre, le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a assuré que Paris comptait rester neutre dans ce conflit. «Le mandat que nous a confié l'OSCE en 1994 avec la Russie et les USA pose une exigence d'impartialité de la France», a-t-il déclaré. Avant d’ajouter que «nous ne serions plus légitimes si nous prenions parti pour l'un ou l'autre des deux pays».

​Pour François Devedjian, les propos de Jean-Yves Le Drian «relèvent d’une certaine ambiguïté»: «J’espère qu’ils reflètent davantage une volonté d’objectivité de la part de Paris qu’une vraie neutralité. On ne peut pas être neutre face à des agresseurs. On se doit d’être objectif et la France doit l’être. Elle doit également défendre ses principes, qui sont avant tout ceux des droits de l’homme et des Lumières, et qu’elle porte depuis plus de deux siècles.»

L’avocat et membre influent de la communauté arménienne en France appelle à ce que la France «joue son rôle avec courage» car «quand c’est le cas, le monde s’en porte mieux»:

«À l’inverse, quand elle l’oublie, le monde s’en porte plus mal. Quand le général De Gaulle rejoint l’Angleterre en juin 1940 pour dire à tous qu’il incarne le pays et qu’il continue le combat contre le nazisme, le symbole de la France gagne. Quand cette dernière se tait comme au Rwanda, un génocide est perpétré, même si son rôle précis reste à déterminer judiciairement.»

«La France refuse de reconnaître le Haut-Karabakh par besoin de neutralité, comme l’a expliqué le chef de la diplomatie. La République autoproclamée d’Artsakh n’est d’ailleurs reconnue par aucun pays membre de l’ONU, pas même par l’Arménie», rappelle de son côté Gunel Safarova.

Divorce absolu entre Macron et Erdogan

Paris vit actuellement un moment de tension extrême avec la Turquie de Recep Tayyip Erdogan, allié des Azerbaïdjanais. Malgré les accusations de Erevan ainsi que les informations de nombreux observateurs et experts sur le soutien militaire apporté par Ankara à Bakou, l’Azerbaïdjan continue de nier en bloc. «Je tiens à préciser que la Turquie a toujours apporté son soutien moral, politique et diplomatique à l’Azerbaïdjan, mais en aucun cas ce soutien revêt des aspects militaires. Cependant, je ne souhaite pas commenter ces échanges entre deux Présidents. En tant qu’Azerbaïdjanaise, j’ai d’autres préoccupations actuellement. Cela est décevant et relève selon moi du caractère des deux personnages», déclare Gunel Safarova.

Recep Tayyip Erdogan accuse notamment Emmanuel Macron de s’en prendre aux musulmans après ses propos offensifs tenus à l’égard de l’islam radical, suite à l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine. Ce 26 octobre, le Président turc a appelé ses compatriotes à boycotter les produits français. La veille, alors qu’il prononçait un discours dans la ville de Malatya en Anatolie, dans l’est du pays, Recep Tayyip Erdogan a assuré que son homologue français était «obsédé par Erdogan jour et nuit». «C’est un cas, et en conséquence, il a vraiment besoin de subir des examens (mentaux)», a-t-il ajouté.

​François Devedjian qualifie cette saillie de «très grave». «Pas tant parce que ces propos sont outranciers mais parce qu’ils démontrent quelque chose», selon l’avocat. Pour lui, Recep Tayyip Erdogan devient dangereux: «Il pense qu’il n’a plus besoin de prendre les formes avec la communauté internationale, et c’est particulièrement inquiétant concernant l’expansionnisme et l’agressivité turcs. Cela rappelle de bien mauvais souvenirs, en particulier à l’Europe».

«Lorsque des dirigeants et dictateurs comme ce qu’est devenu Monsieur Erdogan commencent à employer ce genre de formules, en général, cela se termine très mal. Il faut y mettre le holà très rapidement et lui montrer qu’il a très largement franchi la ligne rouge. La communauté internationale dans son ensemble, pour sa sécurité, doit montrer qu’elle n’accepte plus son comportement et prendre les mesures adéquates».

François Devedjian souhaite notamment qu’Ankara cesse son soutien à Bakou. C’est également ce que demandaient les milliers de manifestants de la communauté arménienne qui ont défilé le 25 octobre à Paris pour demander la reconnaissance par Paris de la République d’Artsakh et la fin de l’«agression turque-azérie».

​Une manifestation critiquée sans surprise par Gunel Safarova, qui en profite pour glisser une petite pique:

«La communauté azerbaïdjanaise de France est respectueuse des lois locales en vigueur dans son pays d’adoption. Nous préférons agir avec discrétion en écrivant des lettres, en parlant à la presse, en informant etc. Nous ne souhaitons pas alourdir la charge de travail du gouvernement français qui est déjà très occupé à gérer l’épidémie de Covid-19. Les Azerbaïdjanais souhaitent simplement que la loi française et internationale soient respectées.»

Le conflit est actuellement dans l’impasse. Le Président azerbaïdjanais Ilham Aliev  demande absolument le retrait des forces arméniennes du Karabakh. «Les troupes d’occupation arméniennes doivent quitter le Karabakh pour permettre au million de réfugiés azerbaïdjanais de revenir sur leur terre natale. Ensuite, nous pourrons parler d’autodétermination et de référendum», explique Gunel Safrova.

​La détermination est aussi forte du côté arménien. Le Premier ministre Nikol Pachinian a récemment exclu toute «solution diplomatique» au conflit dans l'immédiat, appelant les volontaires à rejoindre le front. «Tout ce avec quoi nous serions d'accord est inacceptable pour l'Azerbaïdjan. Cela montre que cela n'a aucun sens, au moins actuellement, de parler de solution diplomatique», a-t-il expliqué.

François Devedjian en est sûr, le Haut-Karabakh doit rester indépendant et «les principes de la France doivent la conduire à la reconnaissance de la République d'Artsakh». «Il s’agit du seul moyen de protéger les populations arméniennes de la région et de garantir leur droit de vivre sur leur terre», poursuit-il. Vous avez dit insoluble?

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