Il veut bannir «les opinions de droite»: qui est Geoffroy de Lagasnerie?

© Photo Abraham OliverGeoffroy de Lagasnerie
Geoffroy de Lagasnerie - Sputnik Afrique
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Sociologue et soutien actif du comité Adama, il s’est dernièrement fait remarquer pour des prises de position sectaires et intransigeantes. Geoffroy de Lagasnerie appelle notamment à «reproduire un certain nombre de censures dans l’espace public». Qui est-il réellement? Décryptage avec l’essayiste Sami Biasoni.

Âgé de 39 ans, Geoffroy de Lagasnerie n’est pas un universitaire discret. Faire valoir son droit de réserve sur les sujets politiques ou la «neutralité axiologique» des sociologues n’est pas son truc. Lui assume pleinement un engagement à la gauche de la gauche. Avec quelques incursions du côté de la gauche dite «décoloniale», puisqu’il s’affiche régulièrement avec Assa Traoré, sœur du défunt Adama Traoré et fondatrice du comité Adama. En 2019, il cosignait avec elle Le Combat Adama (Éd. Stock), un ouvrage dans lequel ils dénoncent un «mensonge d’État» dans l’affaire Adama et, plus largement, «un système d’élimination systématique des jeunes garçons noirs et arabes entre les mains de la police.»

Dans le cercle rapproché de Lagasnerie, on trouve également la députée LFI Danièle Obono, elle-même proche de la mouvance indigéniste incarnée par Houria Bouteldja, qu’elle qualifie de «camarade». Pas de doute, il est bien au cœur de la «nouvelle gauche».

Des idées «relayées par la presse de service public»

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Un positionnement très à gauche que confirme au micro de Sputnik Sami Biasoni, professeur chargé de cours à l’ESSEC et coauteur du livre Français malgré eux (Éd. L’Artilleur). Il souligne que, «pour Geoffroy de Lagasnerie, Emmanuel Macron et François Hollande sont des hommes de droite.»

«Geoffroy de Lagasnerie se plaint de n’avoir connu que des régimes de droite et de vivre sous la domination des idées de droite, mais il est surexposé médiatiquement et constamment invité dans les médias, notamment dans la presse de service public, qui relaie ses idées et en fait l’apologie», relève Sami Biasoni au micro de Sputnik.

Geoffroy de Lagasnerie n’en est pourtant pas à un paradoxe près.

C’est ainsi qu’en 2014, que Geoffroy de Lagasnerie se fait publiquement remarquer pour la première fois. Il cosigne ainsi avec l’écrivain Édouard Louis une tribune dans Libération appelant au boycott du cycle de conférences «Les Rendez-vous de l’histoire», au motif que Marcel Gauchet est invité par les organisateurs.

«Ils excommunient et chassent les hérétiques»

Le philosophe et rédacteur en chef de la revue Le Débat est alors taxé d’«intellectuel réactionnaire», «rebelle contre les rébellions et les révoltes». Rappelons tout de même que Marcel Gauchet adhérait en Mai 68 au mouvement spontanéiste, d’obédience marxiste, de la révolte étudiante.

La réponse de l’intéressé dans L’Obs pointait déjà du doigt la susceptibilité intellectuelle de ces nouveaux maîtres-censeurs:

«Mon opposition à Foucault et Bourdieu, qui a été mon collègue et avec qui j’ai eu maintes fois l’occasion de me bigorner, c’est un problème théorique. Je suis prêt à en discuter. Mais pour les plus fébriles de leurs séides, j’ai commis le péché ultime en portant une main sacrilège sur des idoles. Ils ne veulent pas débattre. Ils excommunient, ils chassent les hérétiques.»

Il faut donc comprendre la dernière sortie très médiatique de Lagasnerie à l’aune de ces anathèmes intellectuels et moraux, distribués à l’envi par le sociologue.

En juillet 2017, il lançait encore une pétition contre la remise du prix Pétrarque décerné à la sociologue Nathalie Heinich, coupable selon lui d’«homophobie» et de «propos réactionnaires». La raison? Une simple prise de position contre la GPA et l’ouverture de la PMA aux couples de même sexe. Laquelle suffirait ainsi, à en croire Lagasnerie, à jeter le discrédit sur une intellectuelle reconnue, chevalier de la Légion d’honneur, chercheur au CNRS, auteur d’une quarantaine d’ouvrages et dont la thèse a été rédigée sous la direction de… Pierre Bourdieu.

«Contre le paradigme du débat et de la discussion»

Rien de surprenant, donc, à ce que Geoffroy de Lagasnerie justifie un rétablissement de la «censure» à l’encontre de ce que le sociologue a appelé plus récemment des «opinions injustes». C’était le 30 septembre dernier sur l’antenne de France Inter: «Moi, je pense que le but de la gauche, c’est de produire des fractures, des gens intolérables et des débats intolérables dans le monde social. Il faut savoir qu’il y a des paradigmes irréconciliables. Moi je suis contre le paradigme du débat, contre le paradigme de la discussion.»

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«Le respect de la loi n’est pas une catégorie pertinente pour moi», ajoutait-il avant de préciser: «La question, c’est la justice et la pureté, ce n’est pas la loi». Devant l’attitude interdite de Léa Salamé et Nicolas Demorand, pourtant peu suspects de dérive droitière, Geoffroy de Lagasnerie persévère. «Qui définit la justice et la pureté, Geoffroy de Lagasnerie?» tente Salamé. «C’est l’analyse sociologique. C’est-à-dire que vous pouvez établir dans le monde social qu’il y a un certain nombre de mécanismes qui produisent de la persécution ou la mise à mort prématurée d’un certain nombre de populations.»

Sami Biasoni dresse un parallèle entre cette volonté de «censure» des opinions contradictoires de Lagasnerie et l’évolution intellectuelle d’une certaine partie des progressistes américains, désormais chantres de la «cancel culture» [culture du bannissement, ndlr]. Pour l’essayiste, «ceux qui tiennent les conditions du débat et la norme d’expression, ce sont les pensées progressistes et postmodernistes.»

«La “cancel culture”, c’est l’aboutissement d’une forme de bien-pensance. Il s’agit de fixer une norme au discours, donc instaurer une forme de censure qui ne dit pas son nom. […] On a désormais basculé dans la censure radicale pour ceux qui ont une voix discordante ou qui ne s’expriment pas selon les codes bien-pensants», dénonce Sami Biasoni.

Si l’on en croit Lagasnerie, il y aurait donc une justice et une pureté immanentes, que chacun percevrait spontanément sans avoir besoin de recourir à une quelconque définition. «C’est objectif, tout le monde sait ce qu’est un corps qui souffre», dit-il encore sur France Inter. Or, difficile de voir autre chose dans cette analyse qu’une pâle copie de la théorie marxiste du matérialisme dialectique, qui voit tous les rapports humains sous un prisme dominés/dominants.

Sami Biasoni regrette cette forme d’approximation dans les conclusions tirées par le sociologue d’extrême gauche:

«Geoffroy de Lagasnerie fonde des concepts en réalité très dissociés de la réalité des vécus. Sans dénier la souffrance de certains “corps” comme il le dit, celle-ci est difficile à objectiver. C’est d’ailleurs toute la limite de la sociologie postmoderne et contemporaine, car elle est dans un relativisme permanent», observe Sami Biasoni.

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Un biais cognitif que l’essayiste Olivier Babeau relevait déjà dans une tribune publiée dans Le Figaro, le 2 octobre dernier. «Le discours d’extrême gauche est ainsi présenté à l’état chimiquement pur. Il montre un ultraprogressisme, désormais bien connu, érigé en nouvelle religion. Persuadés d’être détenteur de la vérité comme hier nous l’étions de détenir la seule vraie foi, ses sectateurs discréditent par avance tout discours alternatif, toute tentative de questionnement.»

Le rapport entre un progressisme sûr de lui et sectaire emprunte ainsi à la logique du dévot, pour qui les faits confirment nécessairement sa foi aveugle. «La foi ultraprogressiste est aussi infalsifiable que la foi religieuse. Il est logique qu’elle exclue explicitement l’idée même de débat», poursuit Olivier Babeau. Fermez le ban, tout est dit. Ou presque.

S’intéresser aux «cerveaux malléables»

Car Geoffroy de Lagasnerie n’a aucune envie de se retrouver à prêcher dans le désert. En tant qu’apôtre de la «justice» et de la «pureté», le sociologue se veut prosélyte et cherche à atteindre le plus grand nombre.

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Toujours sur France Inter, il en appelle ainsi au «maniement subversif des institutions» et à s’intéresser aux «cerveaux malléables». Dit autrement, Lagasnerie encourage d’une part l’entrisme des adeptes du progressisme au sein des sphères de pouvoir –un peu à l’image de ce que fait actuellement la féministe radicale Alice Coffin à la mairie de Paris– et, d’autre part, à l’endoctrinement des plus jeunes. «Il ne faut pas se priver des lieux de l’action radicale pour produire des transformations systémiques», exhorte ainsi le sociologue, reprenant à son compte la doctrine trotskyste.

À ce sujet, Sami Biasoni pointe du doigt une forme d’«asymétrie» dans le traitement médiatique réservé à des personnalités comme Lagasnerie ou Coffin en raison de leur obédience politique.

«Imaginez un instant que les propos récents d’Alice Coffin ou de Geoffroy de Lagasnerie aient été prononcés par quelqu’un qui ne serait pas venu de la gauche militante: la levée de boucliers aurait été meurtrière! Il y a tout de même une forme de “tolérance douce” et une prime implicite à la radicalité uniquement parce qu’elle vient de la gauche», fustige Sami Biasoni.

Geoffroy de Lagasnerie va d’ailleurs plus loin dans son apologie de l’action directe. Dans son dernier essai, Sortir de notre impuissance politique (Éd. Fayard), qu’il décrit lui-même comme un «manuel de lutte», il diagnostique notamment la «paralysie des forces de gauche et des forces progressistes» voire, dans un joli pléonasme, «l’automutilation de la gauche par elle-même.»

Le sociologue regrette ainsi la «ritualisation» de certains modes d’action, au détriment de leur efficacité. «La contestation nous piège: lorsque nous militons, nous militons beaucoup plus en automates qu’en stratèges. Nous recourons à des formes d’action rituelles, instituées: la manifestation, la grève, l’occupation, même l’émeute violente… Il faudrait faire un état des lieux général des formes d’actions pour les réinventer autrement.»

«Le trio de la gauche radicale»

Reste à savoir où et quand débutera le Grand soir tant attendu. Au Select peut-être, ce café du VIe arrondissement parisien prisé par le trio Eribon-Louis-Lagasnerie?

Sur le plan personnel, Geoffroy de Lagasnerie est ainsi pacsé avec le philosophe Didier Eribon depuis 2003, qu’il rencontre lors d’un séminaire sur la «Sociologie des homosexualités» à l’EHESS. Spécialiste de Michel Foucault qu’il a connu personnellement à la fin de sa vie, Didier Eribon est un intellectuel de 67 ans engagé politiquement, se posant en défenseur des minorités LGBT et auteur de deux ouvrages remarqués, respectivement parus en 1999 et en 2009 chez Fayard: Réflexions sur la question gay et Retour à Reims.

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Depuis 2010, Geoffroy de Lagasnerie et Didier Eribon sont très liés à l’écrivain «transfuge de classe» Édouard Louis, auteur de En finir avec Eddy Bellegueule (Éd. Seuil) en 2014, traduit dans une vingtaine de pays. Inséparables, ils forment «un trio devenu figure de la gauche radicale», d’après Le Monde, qui leur consacre un portrait croisé en août 2018.

Sur les réseaux sociaux, le trio fait preuve d’une solidarité sans faille. Dernièrement, Didier Eribon venait ainsi au secours de Geoffroy de Lagasnerie, accusé de «militantisme» par le sociologue Bernard Lahire dans un portrait de Libération consacré au sociologue. «Que Lahire veuille s’ériger en gardien de la discipline sociologique ne surprendra personne: il y a toujours eu des gens comme lui pour essayer de faire régner l’ordre disciplinaire contre toute mise en question», pestait ainsi Eribon dans un post Facebook paru le 15 octobre dernier.

Lagasnerie, grand bourgeois mal assumé

Enfin, s’il est une chose que Geoffroy de Lagasnerie aimerait bien qu’on élude le concernant, c’est sa propre appartenance sociale et familiale. Issu d’un milieu bourgeois, catholique, aisé, héritier d’une noblesse d’extraction chevaleresque par sa mère –excusez du peu–, son parcours académique est par ailleurs irréprochable: lycée à Janson-de-Sailly dans le XVIe arrondissement parisien, hypokhâgne et khâgne puis diplôme de l’École normale supérieure de Cachan, agrégation de sciences économiques et sociales, thèse de sociologie à l’École des hautes études en sciences sociales et enfin habilitation à diriger des recherches à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Des origines bourgeoises que le sociologue assume d'ailleurs assez mal. Dans une interview vidéo donnée au média Alohanews en décembre 2018, il réalisait un bel exercice d’autoflagellation: «J’ai moi-même beaucoup de traits dominants socialement. Les gens dominés n’ont pas forcément envie de subir la domination que j’exerce parfois malgré moi ou parce que des systèmes de pouvoir m’ont envahi à la naissance.»

En 1983, dans Le Sanglot de l’homme blanc, le philosophe Pascal Bruckner analysait le sentiment de culpabilité et la haine de soi des occidentaux, à la lumière du tiers-mondisme et de la défense jusqu’auboutiste des opprimés. Près de quarante ans plus tard, avec Geoffroy de Lagasnerie, l’homme blanc sanglote toujours.

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