Mali: le confinement de Paris

© AFP 2023 SEBASTIEN RIEUSSECVue aérienne de Bamako (Mali), avec à droite le bâtiment de la BCEAO (Banque centrale des États de l'Afrique de l'Ouest).
Vue aérienne de Bamako (Mali), avec à droite le bâtiment de la BCEAO (Banque centrale des États de l'Afrique de l'Ouest). - Sputnik Afrique
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Faut-il négocier avec les groupes armés terroristes? En déplacement à Bamako, le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a répondu à cette question de manière tranchée. Néanmoins, le débat reste ouvert. Analyse pour Sputnik de Leslie Varenne, directrice de l’Iveris.*

Le timing du déplacement au Mali de Jean-Yves Le Drian, les 25 et 26 octobre derniers, est pour le moins surprenant compte tenu de la position française vis-à-vis des situations ivoirienne et guinéenne. Au nom de la non-ingérence, Paris a fait le choix de se taire, de ne pas condamner les violences pré et postélectorales en cours dans ces pays.

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Dès lors, pour le premier diplomate de France, il était particulièrement délicat de discuter de la politique intérieure malienne: «… des récentes avancées positives dans le processus de transition, devant aboutir à la tenue d’élections crédibles et au rétablissement de l’ordre constitutionnel…», comme le prévoyait son agenda.

Deux plaidoyers pour un dialogue

Ce voyage est survenu quelques jours après la publication de deux tribunes prônant un dialogue avec certains groupes armés terroristes.

La première est celle de Smaïl Chergui, le conseiller Paix et Sécurité de l’Union africaine, qui dans le journal Le Temps du 14 octobre écrivait:

«L’accord signé avec les talibans, le 29 février 2020, peut inspirer nos États membres pour explorer le dialogue avec les extrémistes et les encourager à déposer les armes, en particulier ceux qui ont été enrôlés de force.» 

La seconde, publiée dans Le Monde du 19 octobre, est signée par le secrétaire général des Nations unies en personne. Antonio Guterrez se réfère également aux pourparlers de paix en Afghanistan –qui excluent l’État islamique** du dialogue mais incluent les talibans– et propose que cette vision s’applique aussi au Sahel:

«Il y aura des groupes avec lesquels on pourra parler et qui auront intérêt à s’engager dans ce dialogue pour devenir des acteurs politiques dans le futur. Mais il reste ceux dont le radicalisme terroriste est tel qu’il n’y a rien à faire avec eux.»

Le propos ne saurait être plus clair. Sans les citer nommément, le patron de l’ONU signifie qu’il est hors de question d’engager des négociations avec l’État islamique au Grand Sahara (EIGS)**, mais que des discussions avec le Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM) **, l’organisation dirigée par Iyad Ag Ghaly, sont possibles.

Ces deux personnalités ont donc ouvert un débat crucial qui était jusqu’alors confisqué. Certains, chercheurs, diplomates et même militaires qui avaient plaidé, depuis fort longtemps, en ce sens, se sont probablement frotté les yeux à la lecture de ces articles. Il n’est jamais bon d’avoir raison trop tôt.

Diplomatie

Bien entendu, compte tenu de cette actualité, le sujet du dialogue avec certains groupes djihadistes n’a pas manqué d’être abordé lors de la conférence de presse de Jean-Yves le Drian à Bamako. Et le ministre des Affaires étrangères y a répondu sans ambages:

«Disons les choses très clairement: il y a les accords de paix (..) et puis il y a les groupes terroristes qui n'ont pas signé les accords de paix (...) Les choses sont simples.»

Il a ensuite ajouté que la position de la France était également celle «des pays du G5 Sahel, c’est la position de la communauté internationale, c’est la position du Conseil de sécurité». Une manière indirecte et assez peu diplomatique de renvoyer le secrétaire général des Nations unies dans les cordes tout en omettant de citer la position de l’Union africaine comme si, dans le Sahel, cette voix ne comptait pas.

Enfin, le ministre des Affaires étrangères a également oublié que la décision de dialoguer avec certains groupes armés djihadistes, Amadou Koufa et Iyad Ag Ghaly, faisait partie d’une des quatre résolutions adoptées en décembre 2019 dans le cadre du dialogue national inclusif malien. Le Premier ministre Moctar Ouane, qui était à ses côtés lors de cette conférence de presse et qui a la réputation d’être très sourcilleux quant à la souveraineté, n’a pas manqué de le lui rappeler… En une phrase, le chef de la diplomatie française a balayé publiquement d’un revers de main les décisions des Maliens, les préconisations du patron de l’ONU et du conseiller de l’UA. Au passage, il montre aussi que la nouvelle doctrine française de non-ingérence dans la politique intérieure des pays africains n’est pas encore totalement assumée.

Diagnostic courageux

Dans leurs tribunes respectives, Antonio Guterrez et Smaïl Chergui ne se contentent pas d’inviter au dialogue, ils font tous deux une analyse lucide de la situation dans le Sahel.

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Le secrétaire général rappelle que «nous sommes dans un contexte dramatique qui s’aggrave chaque jour […]. Le dispositif sécuritaire n’est pas suffisant: nous avons la Minusma au Mali qui est une force [onusienne, ndlr] de maintien de la paix, mais il n’y a pas de paix à maintenir». Il rend également hommage au travail de Barkhane tout en soulignant les difficultés rencontrées par l’opération française: «Ses possibilités sont limitées face l’étendue du territoire à contrôler.» Et il fait part de ses craintes: «L’absence d’un dispositif suffisant dans le Sahel a non seulement permis l’aggravation de la crise dans la région, mais est une menace grandissante vers les pays côtiers.» 

Smaïl Chergui n’est guère plus optimiste: «La création de la Force conjointe du G5 Sahel en 2017, avec les 15.200 personnels de la Minusma et le soutien des partenaires extérieurs, a produit des avancées non décisives.» Il dénonce par ailleurs la multitude de programmes et les 17 stratégies mises en œuvre. Au passage, paradoxalement, il en propose une nouvelle avec le déploiement de 3.000 soldats envoyés par l’Union africaine pour soutenir les armées du G5 Sahel.

L’alignement des planètes

Ces tribunes montrent que les esprits évoluent et que la dure réalité rattrape tout le monde. Les deux diplomates disent tout haut ce que beaucoup pensent très bas:

«Nous sommes dans une impasse, cette guerre est ingagnable et des négociations peuvent aider à ramener la paix.»

La récente libération des otages, même si elle a donné lieu à de nombreuses polémiques sur les contreparties –rançon et élargissement de 206 djihadistes–, a prouvé que le dialogue était possible, que les canaux étaient ouverts. Par ailleurs, localement, des discussions ont déjà cours.

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Dans les villages du Centre, de nombreux accords de paix se signent régulièrement et même s’ils ne sont pas toujours pérennes, ils ont le mérite d’exister. Des médiations ont lieu entre leaders communautaires, religieux et djihadistes, cela s’est encore passé dernièrement dans le village de Farabougou. C’est une volonté des populations elles-mêmes pour qui l’amélioration des conditions sécuritaires est urgente, c’est une question de survie. Cette dynamique part de la base, des acteurs de terrain et a vocation à s’étendre.
La France n’a rien à gagner à ne pas profiter de cet alignement des planètes, à ne pas voir et entendre cette réalité et à s’enfermer dans une posture rigide comme celle qu’a exprimée Jean-Yves Le Drian à Bamako. Au contraire, elle se coupe un peu plus des Maliens, de ses alliés et se marginalise politiquement. Elle est la seule à tenir cette ligne: ni les États-Unis, ni le G5, ni l’Union européenne n’ont réagi aux propos d’Antonio Guterrez. Le 27 octobre, le Conseil de paix et de sécurité de l'UA (CPS) et le Comité politique et de sécurité de l'UE (COPS) ont publié un communiqué commun sur la situation au Sahel dans lequel ils rappellent une nouvelle fois la détérioration sécuritaire dans la région et passent en revue tous les acteurs sans jamais citer Barkhane. Faut-il l’interpréter comme une preuve de l’isolement de Paris?

En février 2021 aura lieu à N’Djaména le sommet qui réunit tous les acteurs sahéliens et les institutions régionale, continentale et internationale. Les dirigeants français ont donc quelques mois pour revoir leur position, établir une stratégie et, qui sait, peut-être sortir Paris de son confinement au Mali?

*Institut de veille et d’étude des relations internationales et stratégiques.

**Organisation terroriste interdite en Russie.

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