Dupond-Moretti s’en va en guerre contre la haine en ligne

© AP Photo / Francois MoriLe garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti
Le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti - Sputnik Afrique
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Présenté ce mercredi 9 décembre en Conseil des ministres, le projet de loi contre le séparatisme prévoit la création d’un délit de «haine en ligne». Voulue par Éric Dupond-Moretti à la suite de l’assassinat de Samuel Paty, cette mesure est-elle potentiellement liberticide? Éléments de réponse avec Eleonora Bottini, constitutionnaliste.

Voilà un projet de loi qui n’en finit plus d’être amendé par le gouvernement! Annoncé en grande pompe par Emmanuel Macron aux Mureaux le 2 octobre dernier pour lutter contre le séparatisme islamiste, mais rebaptisé entre-temps «loi confortant les principes républicains», le texte comportera également un volet numérique. Est maintenant prévue la création d’un «délit de mise en danger de la vie d’autrui via la divulgation d’informations personnelles sur Internet». Une visée pénale qui avait été initialement intégrée à la proposition de loi «sécurité globale» sous l’article 25 et qui est donc devenue l’article 18 du texte présenté hier en Conseil des ministres.

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Ce tour de passe-passe vise à éviter toute «confusion» avec le très décrié article 24 de la loi «sécurité globale», lequel est censé mieux encadrer la diffusion d’images des forces de l’ordre. «Je me suis dit que si on fait 24 dans une loi et 25 dans l'autre, il y aura un risque de confusion. Et donc cet article 25 s'appelle l'article 18», se justifiait Éric Dupond-Moretti sur France Inter ce mercredi 9 décembre. C’est, d’ailleurs, le garde des Sceaux lui-même qui a voulu cet ajout.

Le déclencheur aura été l’assassinat de Samuel Paty, visé par une «fatwa numérique» réclamant sa mise à mort, pour reprendre l’expression de Gérald Darmanin. «Ce que j’ai créé c’est un texte qui concerne la mise en danger de la vie d’autrui par divulgation d’informations relatives à sa vie privée, permettant de l'identifier, de le localiser et dans le but de l’exposer à un risque immédiat d’atteinte à sa vie, celle de ses proches», explique encore l’hôte de la place Vendôme sur France Inter.

Un risque pour les libertés fondamentales?

Quiconque dévoile sciemment des informations permettant d’identifier ou de localiser une personne «dans le but de l’exposer à un risque immédiat d’atteinte à sa vie ou à son intégrité physique ou psychique» s’exposera ainsi à trois ans d’emprisonnement et à 45.000 euros d’amende. Une peine relevée à cinq ans de prison et à 75.000 euros d’amende lorsque la personne visée est dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public.

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Par exemple, le fait de diffuser l’adresse du domicile d’une personne ou d’indiquer son lieu de travail, en assortissant le message d'insultes ou de menaces quelconques, tomberait dans ce cas de figure. La simple diffusion pourra être réprimée, «indépendamment de l'existence d'un résultat», autrement dit, même si les menaces ne sont pas mises à exécution.

L’arsenal juridique mis en place par le gouvernement, volontiers répressif et dissuasif, interroge néanmoins: ces mesures ne risquent-elles pas tout bonnement de porter atteinte aux libertés fondamentales, liberté d’expression en tête? «Il y a un risque sur les libertés aussitôt qu’on demande à quelqu’un de juger tel ou tel contenu. On touche très vite à la liberté d’expression», convient Eleonora Bottini, constitutionnaliste et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie. «Celle-ci n’est toutefois pas sans limites», précise-t-elle au micro de Sputnik.

Or c’est précisément ce risque d’entrave à la liberté d’expression qui avait poussé le Conseil constitutionnel à retoquer en grande partie la loi Avia en juin dernier.

Loi Avia 2.0?

En effet, l’article 18 proposé par Éric Dupond-Moretti rappelle à s’y méprendre la proposition de «loi contre la haine sur Internet». Mieux connue sous le nom de loi Avia, du nom de la députée LREM Laetitia Avia, le texte visait à contraindre les réseaux sociaux à supprimer sous vingt-quatre heures tout contenu numérique jugé haineux, sous peine de sanctions économiques pouvant aller jusqu’à un million d’euros pour chaque contenu non modéré. Une mesure «inconstitutionnelle», car «portant atteinte à la liberté d’expression» pour le Conseil constitutionnel. Les sages avaient donc censuré la quasi-totalité des articles du projet de loi.

L’exécutif tente-t-il de faire revenir par la fenêtre une loi éjectée par la porte? «C’est très certainement le cas et c’est même l’objectif affiché. La majorité n’avait d’ailleurs pas caché son regret au moment de la censure du Conseil constitutionnel», relève Eleonora Bottini.

Mais, pour la constitutionnaliste, le besoin de loi supplémentaire est pour le moins discutable:

«Les moyens législatifs existent déjà. Ce qu’il manque surtout, ce sont des moyens financiers et humains: une cinquantaine de personnes ne peuvent pas à elles seules contrôler l’ensemble des contenus numériques diffusés sur les réseaux sociaux.»

Dans un entretien donné à Télérama ce mardi 8 décembre, Paula Forteza, ex-députée LREM, considérait elle aussi qu’un tel dispositif ne pouvait être qu’inopérant.

«Il faut arrêter de se concentrer sur l’identification et le retrait des contenus problématiques. Cette logique-là ne se concentre que sur l’écume, sur ce qui est superficiel, sans jamais s’intéresser au mécanisme de viralité des réseaux sociaux. La modération, telle qu’on la présente jusqu’à présent, pose non seulement des questions constitutionnelles sur la liberté d’expression, mais elle est en plus extrêmement fastidieuse sur le plan pratique», plaide l’élue, auteur d’une note pour la fondation Jean-Jaurès appelant à «reprendre le contrôle des réseaux sociaux».

«L’État se défausse de ses responsabilités»

Mais, au-delà de la sanction pénale, le garde des Sceaux a également prévu une modification du Code de procédure pénale, laquelle pourrait permettre de sévir plus rapidement contre les auteurs de contenus haineux. En d’autres termes, les auteurs de contenus haineux sur Internet (apologie de crimes contre l’humanité, provocations à la haine en raison de l’origine, de la religion, de l’orientation sexuelle, etc.) pourraient être jugés en comparution immédiate.

Une disposition jusqu’à présent impossible à appliquer, les réseaux sociaux ayant le statut d’«hébergeurs» de contenus et non d’«éditeurs», comme c’est le cas pour un titre de presse ou un média. Pour Eleonora Bottini, cette répartition des rôles doit être à tout prix préservée:

«Le fait de responsabiliser ainsi les hébergeurs permet à l’État de se défausser de ses propres responsabilités. On donne à des acteurs privés un rôle équivalent à celui de la police et de la justice, qu’ils n’ont pourtant pas à assurer. Ni Twitter ni Facebook ne peuvent être considérés comme des juges», souligne la constitutionnaliste.

Les rédacteurs ont voulu épargner les journalistes. Histoire de ne pas provoquer de modification de la loi de 1881 protégeant la liberté de la presse. Le texte précise que la comparution immédiate ne s’appliquera que si l’auteur des faits n’est pas concerné par le régime de responsabilité dite «en cascade», laquelle implique une chaîne de décisions avec un directeur de la publication ou un rédacteur en chef comme il en existe dans n’importe quel média. Les publications dans les médias ou sur des blogs seraient ainsi exemptées de ce dispositif.

«Un problème qui dépasse le cadre de la législation nationale»

Reste un dernier point qui menace d’embarrasser un peu plus le gouvernement. La Commission européenne, par l’intermédiaire de sa vice-présidente Margrethe Vestager et du commissaire français Thierry Breton, doit en effet présenter ce mardi 15 décembre un projet de réglementation applicable aux divers acteurs de l’Internet, autrement appelé le Digital Services Act (DSA).

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Si l’on connaît encore mal les contours de ce texte présenté comme très ambitieux, une chose est certaine: la question de la lutte contre la haine en ligne y sera abordée. Y serait envisagée l’instauration d’un régulateur, à l’image du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), afin d’assurer la modération des plates-formes numériques.

La France a-t-elle déjà un train de retard sur le sujet? Eleonora Bottini plaide pour «davantage de concertation internationale et européenne» sur la question de la régulation des contenus en ligne:

«On cherche à donner une solution nationale à un problème qui n’a pas de frontières et qui dépasse le cadre de la législation nationale. Il faut rappeler que la conception de la liberté d’expression n’est pas la même partout: celle qui prévaut aux États-Unis n’est en rien semblable à celle que garantit la Constitution française, par exemple.»

Pour elle, pas de doute: la France ne pourra guère régler le problème à elle seule.

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