Alexeï Navalny, un populiste «qui demande à ce qu’on le croie sur parole»

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Le sort d’Alexeï Navalny est au cœur des préoccupations de l’exécutif européen et même des grands médias occidentaux, qui ont directement appelé à plus de sanctions à l’égard de la Russie afin de faire libérer l’homme politique. Un phénomène sur lequel revient Jean-Robert Raviot, professeur en études russes et post-soviétiques.

Alexeï Navalny a été interpellé et placé en détention le 17 janvier à son retour d’Allemagne, pour avoir violé sa conditionnelle par six fois dans l’affaire Yves Rocher, dans laquelle il avait été reconnu coupable d’escroquerie, ainsi que dans le cadre d’une nouvelle enquête ouverte à son encontre fin décembre, là encore pour escroquerie.

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Cette arrestation perçue comme politique a rapidement été condamnée en Occident, où politiciens, eurodéputés et même certains médias appellent à de nouvelles sanctions à l’encontre de la Russie afin de faire libérer celui que l’on dépeint à longueur de colonnes comme «la bête noire» de Poutine, si ce n’est son «principal opposant».

Jean-Robert Raviot, directeur du Master d’Études russes et postsoviétiques de l’Université Paris Nanterre et auteur de Russie: vers une nouvelle guerre froide? (Éd. La Documentation française, 2016), livre à Sputnik son analyse du personnage et de la situation en Russie.

Sputnik: Alexeï Navalny est régulièrement mis en avant dans les médias français comme le «principal opposant» à Vladimir Poutine. Ce titre est-il mérité ou assiste-t-on à une présentation particulièrement simpliste du paysage politique russe?

Jean-Robert Raviot: «Si on regarde l’espace public russe, aujourd’hui, il apparaît comme le principal opposant, dans le sens où il est l’opposant le plus exposé médiatiquement à Vladimir Poutine, qu’il met toute son énergie à combattre. Effectivement, il est peut-être le principal opposant à Vladimir Poutine, mais ce qu’il n’est pas, c’est le chef de l’opposition: ce sont deux choses très différentes. Pour moi, c’est un leader populiste tout à fait typique de notre temps, qui incarne une contre-culture protestataire, anti-establishment, anti-Poutine en l’occurrence et au-delà, qui dénonce la cette classe dirigeante russe, présumée se vautrer dans des palais, le luxe et la corruption. Mais il n’incarne pas une force politique d’alternance.

Un leader populiste sans programme

«Ce discours populiste anti-establishment, c’est le seul discours de Navalny. Il n’a pas de discours plus articulé. On a beau chercher, on ne trouve pas d’indication sur ce que serait sa politique étrangère, sa politique économique, ce qu’il pense de la politique monétaire russe telle qu’elle est menée aujourd’hui. Est-ce qu’il a un avis sur la manière de changer le financement de la protection sociale? Est-ce qu’il a un avis sur la manière dont il souhaiterait mener la réforme des retraites?, etc. Le leader populiste, c’est celui qui prend la tête de la protestation, mais qui n’a aucun programme.

Il apparaît comme le principal opposant, mais il n’y a pas d’opposition ou, si opposition il y a, il y a “des” oppositions, à la Douma ou en dehors. Mais ces dernières sont très éclatées, très atomisées et n’ont pas du tout les mêmes visions: on a des oppositions nationalistes, des oppositions communistes, on a des oppositions libérales, qui ne sont absolument pas unies et Navalny n’est pas ce chef de l’opposition, dans le sens où il ne porte pas une coalition anti-Poutine. Il ne représente que lui-même, mais de manière assez efficace, il faut bien le reconnaître.»

Sputnik: Quel est le poids politique d’Alexeï Navalny? Si on en croit le portrait qui est brossé de lui en Occident, il serait celui qui battrait Vladimir Poutine dans les urnes.

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Jean-Robert Raviot: «Ses adversaires ont pour habitude de l’appeler “Alexis 2%”, ce qui est un peu vache. Lorsqu’il avait pu se présenter en 2013 aux élections municipales à Moscou, il avait réalisé un score assez élevé de 27% [derrière le maire sortant Sergueï Sobianine, réélu à 51%, ndlr], mais c’était une élection locale, dans la capitale où ses partisans sont beaucoup plus nombreux sans doute que dans l’ensemble de la Russie.

C’est très difficile de savoir combien il pèse électoralement, puisqu’il ne peut pas se présenter. Ce que l’on peut dire, sans beaucoup se tromper, c’est qu’à l’échelle nationale, Navalny ne ferait pas un score supérieur à ce que pourrait faire notamment le parti communiste à l’échelle de tout le pays, c’est-à-dire entre 10 et 15%. C’est le maximum et cela suppose avoir les candidats et le parti qu’il n’a pas.»

«Navalny n’est pas le chef de l’opposition, il ne représente que lui-même»

«Ce qu’il a constitué pour l’instant, c’est plutôt des réseaux de militants dans les régions, en s’appuyant d’ailleurs sur des mobilisations qui existent déjà. Le talent de Navalny est de récupérer l’écume de mobilisations locales, des mobilisations qui tournent autour d’enjeux sociaux, écologiques, etc. Il existe un ensemble de mobilisations, locales et très sectorielles, en Russie qui généralement sont assez peu politisées. Donc il a eu le talent, ces quatre dernières années, de s’appuyer là-dessus et d’étendre son réseau. Celui-ci, assez développé, paraît-il, serait présent dans l’ensemble des régions, mais cela ne fait pas des candidats aux élections législatives et cela ne fait pas un parti politique.»

Sputnik: n’est-ce pas paradoxal que les médias français soutiennent ouvertement un populiste? On l’a vu avec Trump aux États-Unis, Bolsonaro au Brésil, Orban en Hongrie, ou même avec des candidats comme Marine Le Pen en France: habituellement, ces mêmes médias méprisent, voire combattent de telles personnalités politiques.

Jean-Robert Raviot: «On lutte contre le populisme chez nous, mais on va soutenir en Russie quelqu’un qui est tout à fait un leader populiste. Je dis cela en m’appuyant sur la conceptualisation faite par le politologue américain Michael Lind, qui définit le populisme aux États-Unis et dans les pays européens comme un leadership politique qui s’appuie sur la dénonciation de l’establishment, qui parfois même fait partie de celui-ci, comme Trump, et qui en réalité n’a pas de véritable programme politique. Le leader populiste n’est jamais un chef d’opposition; c’est ce que dit Michael Lind et cela définit parfaitement ce qu’est Navalny.

À mon sens, la manière dont le pouvoir russe traite Navalny n’est pas la bonne. Je pense qu’ils devraient le prendre plus au sérieux, car il incarne quelque chose, il a un écho chez les jeunes générations, en particulier dans les grandes villes, qui ne regardent pas les choses du tout de la même manière que leurs aînés.

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Admettons que Navalny puisse se présenter aux élections législatives cette année, ce que personnellement je souhaite, qu’on lui demande alors d’exposer son programme, sa politique étrangère… et là je pense que ça va dégonfler le ballon, car qu’est-ce que Navalny va bien pouvoir dire?

La politique étrangère, c’est le point sur lequel au moins 90% des Russes sont favorables à la politique menée par Vladimir Poutine. Il y a un consensus très large. Comment va-t-il se situer par rapport à cela? Ça sera l’heure de vérité. S’il se montre pro-occidental, il va beaucoup perdre en audience et si finalement il dit que la politique étrangère de Poutine n’est pas si mauvaise sous réserve de quelques rectifications, on va s’interroger sur la crédibilité de cette opposition qui se présente comme radicale à un pouvoir qu’il faut absolument changer.

En réalité, cette position de leader populiste est relativement confortable pour lui, à part quand il se fait empoisonner par des bras cassés du FSB [le FSB nie tout le lien avec l’affaire et qualifie de provocation, ndlr]. Sinon, politiquement, elle est relativement sans risque. À partir du moment où Navalny aura accès au système politique, là, on verra davantage la réalité des choses, d’où le fait qu’il est impossible à dire combien il pèse.»

Sputnik: Que penser de l’attitude de l’Union européenne? Celle-ci entreprend de sanctionner la Russie pour l’emprisonnement de Navalny, n’est-ce pas là contre-productif, dans la mesure où certains détracteurs d’Alexeï Navalny l’accusent d’être un agent de l’étranger?

Jean-Robert Raviot: «On peut se poser la question de comment les Européens perçoivent ce personnage. On est beaucoup resté dans la répétition des schémas binaires de la guerre froide: c’est-à-dire Navalny opposé au “Kremlin corrompu”, à un “pouvoir dictatorial”, c’est un “dissident”, donc c’est quelqu’un que l’on va soutenir contre “l’autoritarisme du Kremlin”. On est dans ces schémas extrêmement simplistes, complètement biaisés. Mais, malheureusement, à observer nos élites politiques occidentales au Parlement européen ou ailleurs, on se rend compte que ces schémas simplistes fonctionnent. On peut espérer que les dirigeants des exécutifs allemand, français et américain ont une vision plus claire et réaliste de ce qui se passe vraiment en Russie autour de Navalny. C’est-à-dire un leader d’opposition, qui a un certain succès, mais on est loin d’être, en Russie, dans des schémas du type “dictature contre la dissidence”.»

Arrivée de Biden au pouvoir et retour de Navalny en Russie

«Il y a une conjonction chronologique, ce que j’appelle une conjonction astrale, assez intéressante entre la prise de pouvoir de Joe Biden, le retour de Navalny en Russie et tout ce qui tourne autour de ce conflit en coulisses entre l’Allemagne et les États-Unis pour la continuation du projet Nord Stream 2. C’est peut-être simplement une conjonction astrale, les astres ont réuni ces trois évènements la même semaine, mais on peut s’interroger. Ce qui est clair, c’est qu’Alexeï Navalny, son retour et les manifestations de samedi [23 janvier, ndlr], donnent des arguments à ceux qui veulent céder à la pression américaine pour abandonner le projet Nord Stream 2. Peut-être est-ce un pur hasard… en tout cas, cela tombe bien.»

Sputnik: Vous avez expliqué que des lanceurs d’alerte comme l’Américain Edward Snowden et l’Australien Julian Assange ont «totalement ringardisé» Alexeï Navalny sur ce créneau. On remarquera surtout que les Européens ne se sont pas autant émus de leur sort.

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Jean-Robert Raviot: «Navalny a débuté comme un lanceur d’alerte, de manière assez éclatante et tout à fait bienvenue dans les années 2000, en révélant les affaires de corruption, mais surtout en utilisant les sites officiels de mise en appels d’offres. Medvedev avait décidé en 2008 que tous les appels d’offres publics devaient être publiés, donc Navalny avait lancé un contre-projet de manière intelligente, à la fois de lanceur d’alerte et participatif, en appelant tout le monde à suivre le déroulement des projets lancés, c’est-à-dire à suivre autant que possible la dépense de l’argent public. À partir de 2011-2012, Navalny a pris un autre chemin, plus politique, qui l’a fait s’éloigner de son rôle de lanceur d’alerte.

Entre-temps, Assange et Snowden ont ringardisé Navalny, dans le sens où ce dernier ne peut plus aujourd’hui être tellement considéré comme un lanceur d’alerte, parce qu’Assange et Snowden ont révélé les sources documentaires. Ils ont mis à disposition de tous ceux voulant les consulter des archives documentaires qui n’auraient jamais dû l’être. Cela a choqué pas mal de monde. Au début de WikiLeaks, il y a eu des pressions, des revues universitaires refusaient des articles qui auraient cité des sources publiées par WikiLeaks. On touchait là beaucoup plus au Saint des Saints du pouvoir politique que ce qu’a fait Navalny en Russie, qui, lui, ne met pas à disposition de documents. Navalny fait des vidéos de choses sur lesquelles on a des faisceaux de présomptions concordants, mais pas de preuve matérielle ni documentaire de ce qu’il avance.

En fait, Navalny est un lanceur d’alerte qui demande à ce qu’on le croie sur parole, mais ce n’est plus vraiment un lanceur d’alertes si on le compare à des gens qui ont véritablement dévoilé des secrets d’État, comme Assange et Snowden. D’ailleurs, Snowden n’est pas retourné aux États-Unis [où il encourt trente ans de prison, ndlr].»

Sputnik: Autre accusation portée à l’encontre de Navalny, sur lesquelles vous revenez, la rumeur qu’il serait manipulé par l’un des clans au pouvoir complotant contre Vladimir Poutine.

Jean-Robert Raviot: «Les informations qu’il détient viennent de quelque part. Je pense qu’il a des sources, mais qu’il ne les dévoile pas, parce que ces fuites proviennent probablement de personnes haut placées. De ce point de vue là, c’est un lanceur d’alerte qui est dépendant des sources auxquelles il a accès. On peut donc légitimement se poser la question de savoir s’il est maître de la communication ou pas, à partir du moment où on dépend de personnes qui fournissent des renseignements. Est-ce qu’il divulgue tout et selon son propre programme, ou est-ce qu’il y a un agenda derrière? On n’en sait rien.»

«Documentaire» réalisé sur commande d’un producteur de Los Angeles

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«Je ne vais pas être très populaire en disant cela, car on est à un moment où Navalny est héroïsé, surtout après son empoisonnement, mais on peut se poser des questions sur ses sources. Dans le cas de Snowden, il y a répondu tout de suite, il a expliqué avoir volé ces informations, être parti avec son disque dur externe dont il a divulgué le contenu depuis Hong-Kong. Concernant Navalny, on ne sait pas comment cela se passe et il ne va pas le révéler. C’est une vraie limite aux révélations de Navalny.

Tout ce qui est dans le film a déjà été révélé en 2011 par un homme d’affaires saint-pétersbourgeois, Sergei Kolesnikov. Le génie de Navalny a été de le mettre en film, mais à part certains éléments, il n’y avait rien de fondamentalement nouveau, tout cela traînait dans l’espace public. Qui a réalisé ce film? On apprend samedi [23 janvier, ndlr] par la presse régionale allemande qu’il a été tourné et monté en Allemagne (Kirchzarten), où Navalny et une vingtaine de personnes ont travaillé pendant deux semaines dans un studio loué à la demande d’un producteur américain, dont on ne révèle pas le nom. Donc on apprend que ce film est une réalisation professionnelle, on ne sait pas du tout d’où vient l’argent, ce n’est pas une opération d’un militant dans son coin.»

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