Décolonialisme, «cancel culture», «masculinité toxique»: le «wokisme» serait-il réservé à l’élite?

© AP Photo / Lynne SladkyUne habitante de Miami, tient une pancarte "Black Lives Matter", avec les nomes de Michael Brown et Eric Garner, deux hommes noirs tués par la police
Une habitante de Miami, tient une pancarte Black Lives Matter, avec les nomes de Michael Brown et Eric Garner, deux hommes noirs tués par la police   - Sputnik Afrique, 1920, 04.03.2021
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Ses préceptes sont partout: dans les médias, parmi les grandes marques et au sein des amphis des universités. Pourtant, la culture «woke» [éveillé en anglais] et sa promotion des minorités est méconnue d’une grande partie des Français, révèle un sondage. La faute à son manque d’inclusivité, analyse pour Sputnik l’essayiste Sami Biasoni.

Une bonne partie des Français passeraient donc à côté de ces concepts. «Intersectionnalité des luttes», « non-mixité», «cancel culture»: le rayonnement de ces idées resterait très marginal dans le pays, selon une enquête d’opinion réalisée par l’Ifop pour le magazine L’Express.  
Une démocratisation difficile qui ne doit rien au hasard, explique Sami Biasoni au micro de Sputnik.

«On a affaire à des concepts, ce qui déjà nécessite une certaine compréhension historique, philosophique des choses. La question posée par le sondage tourne autour de ces concepts et de la manière dont ils sont vus. Deux éléments sont donc à prendre en compte. Un, ces sujets sont relativement récents. Et deux, ils représentent une certaine complexité, c’est le principe d’un concept.»

Cette culture a été popularisée aux États-Unis il y a une dizaine d’année. Elle se veut une convergence des différentes luttes progressistes: féministes, LGBT, antiracistes… Mais elle serait d’abord celle d’une génération particulière. Elle peinerait dès lors à trouver sa place auprès des plus de 35 ans, dévoile le sondage.

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L’imperméabilité à ces thèses, passé un certain âge, s’explique aisément par la relative nouveauté de l’idéologie. Aussi, par le fait que, comme aux États-Unis, elle infuse d’abord dans les campus et dans les médias digitaux (entre autres, Brut, Konbini, Loopsider). Le cas de Sciences-Po, accusé récemment de promouvoir de manière militante l’idéologie woke et l’écriture inclusive, est l’illustration de leur distillation dans l’enseignement supérieur.

L’âge ne serait pourtant pas le critère premier d’accès à ce mode de pensée ni de maîtrise de ces codes. Le niveau de diplôme et de revenus serait en réalité le véritable facteur déterminant, à en croire l’IFOP.

Un langage de privilégiés

À titre d’exemple, 57% des personnes sondées possédant un "diplôme supérieur" (au moins bac+3) comprennent le sens de l’écriture inclusive, contre 18% des diplômés du brevet des collèges ou sans diplôme. Ensuite, seuls 33% des bac+2 maîtriseraient le concept.

Outre cet élitisme universitaire, le salaire refléterait également l’influence de la culture woke. On découvre alors que 54% des personnes sondées qui gagnent plus de 2.500 euros par mois sont «familiers de l'écriture inclusive, contre 34% pour celles qui gagnent entre 1900 et 2500 euros». L’expérience aboutit aux mêmes conclusions lorsqu’il s’agit du terme «privilège blanc». «Les très éduqués sont plus branchés sur l'actualité et les médias sensibles à ces concepts», explique Jérôme Fourquet, directeur du pôle Opinion de l’Ifop.

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Autre hypothèse: ces concepts seraient le fruit de classes socio-professionnelles supérieures, et seraient donc pensés par et pour elles. 
Pour Sami Biasoni, qui a coécrit Français malgré eux: racialistes, décolonialistes, indigénistes, enquête sur ceux qui veulent déconstruire la France (éd. L’Artilleur, 2020), ces idées, bien que minoritaires dans la société, imprègnent les cercles d’influence et permettent une diffusion très rapide dans les sphères les plus visibles: les médias, la politique, les multinationales…

«On le voit, aujourd’hui, les ministres parlent d’islamo-gauchisme, d’intersectionnalité… ces sujets pénètrent très rapidement la société, mais sont le fait de leaders d’opinion et s’adressent à des personnes ayant fait des études et consommant davantage de médias, ayant voyagé.»

Des leaders d’opinion qui ne sont donc pas ancrés dans un territoire précis et tendent à rendre communes des luttes individuelles.

De concepts mineurs à lois universelles?

Les exemples sont en effet légion. Il ne se passe plus une semaine sans que la «pensée décoloniale» ou le terme «racisé» n’atterrisse sur la place publique. Dernièrement, la traductrice d’une poétesse noire américaine jugée trop blanche s’est vue contrainte de démissionner sous la pression de certains militants et l'éditeur Glénat vient de retirer de son site une bande dessinée accusé de racisme et de sexisme. Les chanteuses Yseult ou Camélia Jordana, laquelle accusait les hommes blancs d’être responsables de tous les maux, en sont d’autres exemples récents. Les marques participent également à cette promotion des luttes sociales. Nike soutenant le Black lives matter, Gillette dénonçant la masculinité toxique, Kering nommant l’actrice et militante Emma Watson comme administratrice du groupe sont autant d’illustrations d’une volonté d’universalisation de thèmes dont la portée réelle est pourtant très limitée, explique Sami Biasoni.

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Les promoteurs de cette idéologie «mondialiste et hors sol», qui seraient «les mêmes dans chaque pays occidental», ne sont, selon notre interlocuteur, pas toujours conscients d’être en réalité les ambassadeurs de valeurs finalement peu comprises et assimilées par la population. À l’inverse des idées universalistes qu’a toujours abritées la France et de la lutte contre les discriminations et le sectarisme, «combat noble partagé par tous», distingue-t-il.

«Les questions des discriminations sont bien plus larges que des concepts segmentant et réducteurs. Elles sont au centre de débats depuis longtemps, c’est indéniable. A contrario, le concept de privilège blanc, par exemple, était très mal vu il y a encore peu de temps. Le fait de mentionner la race n’avait plus droit de cité en France», explique le doctorant en philosophie.

Pour autant, Sami Biasoni se montre circonspect quant à la capacité de la culture «woke» à se généraliser dans la société. Les générations futures ne seront pas nécessairement toutes à l’aise avec ces notions qui, tortueuses pour certaines, ne seront pas assimilables partout. Du point de vue sémantique également, certaines catégories sociales ne s’y retrouveront pas, assure-t-il, formant l’espoir «qu’ils se heurteront aux valeurs fondamentales de la France». «Car nous ne sommes pas les États-Unis, nous ne sommes pas le Royaume-Uni», conclut-il.

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