Au Mali, la «bavure mortelle de Barkhane» renforce le sentiment anti-français

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Opération barkhane: GCP au Mali - Sputnik Afrique, 1920, 31.03.2021
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Très attendues, les conclusions de la dernière enquête des experts de la MINUSMA, révélées mardi 30 mars, sont accablantes pour la force Barkhane. Les troupes françaises y sont accusées d’avoir tué 19 civils, début janvier. Déjà fortement prégnant au Mali, le sentiment anti-français s’en trouve exacerbé.

Attaque contre des djihadistes ou bavure sur des civils? Les experts de la division des droits de l’homme de l'Onu viennent de trancher au sujet des événements qui ont secoué le Mali le 3 janvier dernier. Dans leur rapport publié mardi 30 mars 2021, il ne fait pas l’ombre d’un doute, selon eux, que la frappe aérienne conduite par des éléments de la force Barkhane au début de cet année, à Bounti, village de la région de Douentza au centre du Mali, a bien causé la morts d’au moins 19 civils.

Habitants tous à Bounti, les victimes maliennes étaient regroupées ce jour-là pour célébrer une cérémonie de mariage, selon l’enquête menée par des experts de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA). Leurs conclusions désavouent la version défendue bec et ongles jusqu’ici par les autorités militaires et politiques françaises. Celles-ci affirmaient que cette frappe avait ciblé uniquement des djihadistes. Sauf que les soupçons exprimés par des associations locales et des témoins sur place, qui évoquaient dès le début plusieurs dizaines de victimes civiles, ont été confirmés par les enquêteurs.

«Au terme de l’enquête, la Mission des Nations unies au Mali est en mesure de confirmer la tenue d’une célébration de mariage qui a rassemblé, sur les lieux de la frappe, une centaine de civils», écrivent les 15 enquêteurs onusiens dès la première page de leur rapport, rendu public mardi 30 mars. Et ces mêmes auteurs d’ajouter: «il y avait (certes) cinq personnes armées, membres présumés de la katiba Serma... (Mais) le groupe touché était très majoritairement composé de civils qui sont des personnes protégées contre les attaques au regard du droit international humanitaire».

Pour rappel, la katiba Serma est un groupe terroriste local affilié au Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans (GSIM), alliance djihadiste elle-même affiliée à Al-Qaïda*. D’après les conclusions de l’enquête de la division des droits de l'homme de la MINUSMA, au moins 22 personnes au total ont été tuées dans la frappe du 3 janvier, dont trois membres présumés de cette katiba. Les deux autres djihadistes présumés auraient quitté le lieu du rassemblement avant la frappe française, selon les nombreux témoignages recueillis par les enquêteurs.

«Cette frappe soulève des préoccupations importantes quant au respect des principes de la conduite des hostilités, notamment le principe de précaution qui nécessite de faire tout ce qui est pratiquement possible pour vérifier que les cibles sont bien des objectifs militaires», martèle la MINUSMA dans son rapport.

Interrogé par Sputnik sur cette affaire, Séga Diarrah, politologue malien et auteur de l’ouvrage «Il est temps de décider: Réflexion et propositions pour une modernisation des institutions et le retour d’une paix durable au Mali» paru en 2015, estime que c’est la crédibilité de la MINUSMA et celle de la force Barkhane qui se trouvent en jeu: «Pour la crédibilité de sa mission au Mali, l’Onu ne pouvait pas rester les bras croisés face à la persistance dans l’opinion publique des allégations de bavures attribuées à l’armée française à Bounti. Pour les mêmes raisons, les forces armées françaises continuent de nier farouchement toute bavure».

L’Onu accuse, la France récuse

Ce nouvel épisode malheureux, dans la guerre interminable que mènent depuis janvier 2013 quelque 5.100 soldats français dans le cadre de l’opération Barkhane contre les groupes djihadistes au Sahel, pourrait être intitulé «19 morts, trois bombes et deux versions». Car près de trois mois après les faits, deux versions irréconciliables des événements continuent de s’opposer frontalement. La version des autorités françaises également défendue par l’armée malienne et celle des locaux, appuyée désormais par la MINUSMA. Les deux sont diamétralement opposées.

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À Paris, depuis l’éclatement de cette affaire, l’état-major français des Armées assure que, le 3 janvier vers 15 heures, deux Mirages 2000 de la force Barkhane ont bien frappé un rassemblement «d’une quarantaine d’hommes adultes dans une zone isolée», mais que les victimes appartenaient toutes à un «groupe armé terroriste formellement identifié comme tel». D’ailleurs, moins d'une demi-heure après l'annonce des conclusions de l'Onu par l'agence France-Presse (AFP), Paris a réitéré sa position. Dans un communiqué, le ministère des Armées a démenti toute bavure au Mali en émettant, au passage, des réserves quant à la méthodologie retenue par les investigateurs de la MINUSMA. Le même ministère affirme ne pouvoir «considérer que ce rapport apporte une quelconque preuve contredisant les faits».

Le 20 janvier dernier, la ministre française des Armées, Florence Parly, est même allée jusqu’à évoquer une «guerre informationnelle», en affirmant devant les sénateurs français:

«Il n’y a pas eu de dommage collatéral observé. On a entendu parler d’un mariage: il n’y a pas eu de rassemblement festif à l’endroit où la frappe est intervenue». La ministre avait alors justifié le refus de la France de diffuser des images de la frappe polémique par le fait que «montrer les images, c’est montrer à notre ennemi ce que nous voyons de lui».

À Bounti, l’association culturelle peule Tabital Pulaaku a été la première à parler de bavure militaire de Barkhane. Elle assure, depuis le jour de l’incident, que les frappes aériennes françaises ont tué au moins 19 civils. Ce bilan chiffré corrobore celui fraîchement révélé par les enquêteurs de la MINUSMA. L'ONG malienne avait même publié une liste nominative des victimes. Aussitôt après la reprise de ce document dans les réseaux sociaux, il s’en est suivi une avalanche de témoignages épidermiques de villageois de la région. S’exprimant sur la Toile ou dans des médias locaux, tous confirment la version rejetée par Paris. C’est cette levée de boucliers, dont l’ONG Human Rights Watch s’est fait l’écho, qui a poussé les éléments de la MINUSMA a dépêché une mission d’enquête sur les lieux.

«Partout au Mali, la polémique n’a pas cessé d’enfler depuis hier mardi. Ici, une forme d’incompréhension et de colère profondes dominent, suite aux récents événements de Bounti et surtout après la confirmation de la MINUSMA. Une chose est sûre: l'armée française qui n'est plus du tout vue par la population comme une force de libération, comme c'était le cas en janvier 2013, s’en trouve encore plus affaiblie aux yeux des Maliens. Les doutes quant à l'efficacité, la pertinence et la justification de sa présence dans le pays sont de plus en plus généralisées», décrit Séga Diarrah au micro de Sputnik.

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«Constituant la plus sérieuse mise en cause d'une opération de la force Barkhane par les Nations unies depuis le début de l'engagement français au Sahel en 2013, l’enquête de la MINUSMA risque d'alimenter une hostilité déjà grandissante vis-à-vis des troupes françaises au Mali», poursuit le politologue et auteur malien interrogé par Sputnik.

Une interminable guerre

Neuf longues années après le déclenchement de l’intervention militaire française au Mali, le bilan de la force Barkhane est très mitigé aux yeux de la population malienne qui est épuisée par la guerre, à en croire Séga Diarrah, fin connaisseur des affaires maliennes.

«Les résultats ne suivent pas. L’insécurité est omniprésente et les attaques terroristes continuent. La situation sécuritaire au Mali s’est même fortement dégradée depuis le début de cette année. Les groupes terroristes perturbent aujourd’hui l’activité économique dans presque 80% du territoire malien. Même les récoltes ne seront pas bonnes à cause de cette menace résiduelle. Les violations des droits humains sont en augmentation par rapport à la même période de l’année dernière», affirme-t-il. Et l’analyste d’ajouter: «Comme pour ne rien arranger, le bombardement présumé de civils doublé du déni de reconnaissance des autorités françaises vient mettre de l'huile sur le feu. Ces récents événement sont venus renforcer ce sentiment anti-français chez les Maliens qui souhaitent plus fortement que jamais le retrait de la force Barkhane du pays.»

Les manifestations réclamant le départ des forces étrangères se sont multipliées ces derniers mois à travers le Mali. La population reproche aux militaires français de ne pas réussir à vaincre les djihadistes.

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«Par crainte de la perte consécutive du soutien de l’opinion publique, Barkhane préconise l’usage exclusif de la violence comme réponse à la crise au Mali. Or, c’est précisément ce culte de l’offensive, cherchant à tout prix à anéantir les terroristes, qui provoquera la résistance et la radicalisation de la population, avec tous les dégâts collatéraux que cela engendre. Maintenant, il faut tirer les leçons des longues années de présence», conclut le spécialiste.

Pour lui, cette énième controverse confirme la nécessité de dialoguer avec les groupes armés pour trouver une solution durable à la crise qui déchire son pays. Les Maliens ont déjà souvent exprimé leur volonté de négocier avec les terroristes lors du dialogue national inclusif en 2019. La France continue de s’y opposer.

*Organisation terroriste interdite en Russie

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