Quelles sont les répercussions possibles de la disparition d’Idriss Déby sur le Sahel?

© AP Photo / Ludovic MarinIdriss Déby
Idriss Déby - Sputnik Afrique, 1920, 21.04.2021
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Le Président tchadien est mort mardi 20 avril des suites de blessures au front. Un drame survenu alors que plusieurs pays du Sahel ont connu ces dernières semaines des attentats, compliquant une situation sécuritaire déjà fragile. Dans un entretien à Sputnik, l’ex-colonel Abdelhamid Larbi Chérif analyse le contexte de cette disparition tragique.

Mardi 20 avril, le porte-parole de l’armée tchadienne, le général Azem Bermandoa Agouna, a annoncé à la télévision nationale le décès du Président Idriss Déby Itno, réélu pour un cinquième mandat le 11 avril. Il a succombé à des blessures au front occasionnées samedi 17 avril «en défendant l’intégrité territoriale sur le champ de bataille», selon la même source.

Nommé maréchal du Tchad à la suite d’une offensive victorieuse contre le groupe terroriste Boko Haram* en 2020, il a pris la présidence tournante de la Conférence des chefs d’État du G5 Sahel (Mauritanie, Tchad, Burkina Faso, Niger, Mali, France) qui a formé la Force G5 Sahel (environ 10.000 soldats, dont 5.100 Français que Paris veut réduire) lors de son dernier sommet tenu en février à la capitale tchadienne N’Djamena. Les soldats français sont engagés depuis 2014 dans la région des trois frontières dans le cadre de l’opération Barkhane qui a installé son commandement général à N’Djamena.

Le décès d’Idriss Déby intervient dans un contexte extrêmement tendu au Niger, au Mali et à la frontière entre le Tchad et la République centrafricaine, marqué par trois attentats terroristes et une tentative de coup d’État avortée au Niger, l’assassinat du chef Azawad au Nord Mali, signataire et principal appui de l’accord de paix d’Alger paraphé en 2015, et des troubles à la frontière tchado-centrafricaine en raison de mouvements de mercenaires et de transits d’armes.

Comment expliquer cette recrudescence de la violence dans ces pays limitrophes du Sahel? Y a-t-il une relation avec la nouvelle dynamique en Libye? La mort d’Idriss Déby, présenté quasiment à l’unanimité par la presse française comme le principal allié de Paris dans la lutte contre le terrorisme dans la région, portera-t-elle un coup à la Force G5 Sahel et à l’opération Barkhane? Quels sont les enjeux géopolitiques et géostratégiques qui entourent le contexte de la disparition de l’ex-Président tchadien, remplacé par son fils Mahamat Idriss Déby, 37 ans, chef des services secrets tchadiens et de la garde présidentielle?

Dans un entretien accordé à Sputnik, l’ex-colonel des services de renseignement algériens Abdelhamid Larbi Chérif, avance plusieurs pistes de lecture en lien avec la situation interne du Tchad, mais aussi avec la situation régionale et les nouvelles donnes géostratégiques des grandes puissances au Sahel et en Afrique en général.

«Un allié inconditionnel de la France, une affirmation à nuancer!»

«Il est de notoriété publique que feu Idriss Déby Itno est arrivé au pouvoir en 1990 avec l’aide de la France qui l’a aidé à chasser Hissène Habré de la présidence et à prendre sa place durant 30 ans», explique l’ex-officier supérieur, soulignant que «la lune de miel entre les deux parties a commencé à laisser place à de sérieux différents, au moins depuis 2017».

Et d’ajouter qu’«en juin 2017, lors d’un entretien à la chaîne publique française TV5Monde, Idriss Déby s’est attaqué frontalement à l’Otan et aux puissances occidentales, notamment à la France qu’il a accusée d’avoir détruit la Libye sans en mesurer les graves conséquences sur la sécurité et la stabilité dans toute la sous-région du Sahel».

«Feu Idriss Déby fustige alors la presse française qui le qualifie de dictateur et d’autocrate entretenant des réseaux de corruption, notamment concernant la distribution de la rente pétrolière, indiquant clairement que c’est Paris qui a changé la Constitution tchadienne pour l’obliger à rester au pouvoir alors que lui voulait le quitter en 2006, conformément à sa promesse au peuple et à l’opposition du pays, soulignant que "c’est la France qui décide de tout au Tchad et dans les 14 États de la zone franc CFA"».

«D’autres pierres d’achoppement»

Répondant aux journalistes de TV5Monde, le Président défunt avait alors rejeté l’appellation «de gendarme du Sahel», affirmant que c’est la France qui est «le gendarme de toute l’Afrique», ponctue l’ex-officier supérieur, ajoutant qu’«il y a d’autres pierres d’achoppement entre les deux parties».

En effet, Idriss Déby avait indiqué que le Tchad n’engagerait pas simultanément ses soldats dans la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) et la Force G5 Sahel. Près de 1.500 soldats tchadiens servaient alors comme Casques bleus à la fin du mois de février au sein de la MINUSMA, dont le pays est le deuxième plus grand fournisseur de troupes. Par ailleurs, lors du dernier sommet du G5 Sahel, il avait promis d’en déployer 1.200 dans la région des trois frontières.

Néanmoins, lors de cette rencontre, il a appelé «les États membres à s’atteler à une autonomisation complète de la force conjointe du G5 Sahel en la dotant de moyens financiers et logistiques propres», selon l’AFP. «La situation socio-économique de nos pays n’est pas très reluisante […], c’est pourquoi nous lançons un appel pressant à tous nos partenaires afin de nous apporter les ressources additionnelles qu’ils ont promises pour nous permettre de réaliser nos programmes de développement», a-t-il conclu, proposant la «piste de l’annulation de la dette».

À ce titre, Abdelhamid Larbi Chérif affirme que «c’est exactement ce que Idriss Déby a dit lors de son entretien avec TV5Monde, ce qui prouve qu’il est resté droit dans ses bottes […]. Il a affirmé que l’armée tchadienne allait faire un choix qui ne dépend pas des moyens à sa disposition, entre son engagement dans la MINUSMA ou la Force G5 Sahel, parce qu’elle ne peut pas être sur plusieurs fronts à la fois […]. Il avait plaidé pour un Franc CFA strictement indépendant de la Banque de France et du Trésor français afin de donner aux pays de la région tous les moyens de leur développement, tout en fustigeant que c’est ce dernier qui encaisse les devises des exportations tchadiennes en pétrole».

Dans le même sens, pour l’ex-colonel, «tout nous rappelle le sort qu’a eu Thomas Sankara, Président révolutionnaire burkinabè tué en octobre 1987, quelques mois après son célèbre discours au sommet de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) où il avait appelé à annuler la dette de l’Afrique».

Enfin, l’expert explique que «le Tchad est aussi frappé par des conflits fratricides et ethniques qui affectent directement la composition et le fonctionnement de l’armée du pays qu’Idriss Déby n’a pas réussi, également parce qu’il n’a pas été aidé, en armée professionnelle, républicaine et non communautaire».

«La dernière introduction via la Libye de combattants du Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT) au Nord-Kanem, près de la ville de Mao, à quelque 300 kilomètres de la capitale, pose ce problème d’autant plus que des informations indiquent que c’est là où il a été mortellement blessé».

Quid des enjeux géopolitiques et géostratégiques?

Selon l’ex-colonel des services de renseignement algériens, il y a lieu de prendre en considération la nouvelle donne géopolitique et géostratégique relative à l’arrivée d’autres puissances dans la région du Sahel et de l’Afrique en général, à savoir la Chine dans le cadre du projet de la Route de la soie, l’Inde, la Russie, la Turquie et bien sûr les États-Unis.

«Idriss Déby a mis à la tête de la Commission africaine un de ses hommes les plus fidèles qui a donné un important coup d’accélérateur à la Zone de libre-échange africaine (Zlecaf), entrée en vigueur début 2021. Idriss Déby voyait dans le pragmatisme de ces nouvelles puissances une chance inouïe de développement pour le continent, contrairement aux anciennes puissances coloniales (la France, la Belgique, l’Italie, le Royaume-Uni, l'Allemagne, le Portugal et l’Espagne) qui après 70 ans de décolonisation n’ont pas aidé un seul pays africain à se développer, se contentant de piller les richesses du continent».

À ce propos, l’ex-officier supérieur explique que «la déstabilisation de tous les pays du Sahel, de la frontière entre le Tchad et la République centrafricaine viserait à contrecarrer la présence militaire russe dans ce dernier pays, à saboter la construction par les entreprises russes de l’oléoduc reliant la région de Kouilou (sur le golfe de Guinée) au nord de la République populaire du Congo avec des possibilités d’exportation vers les pays du Nord, dont le Tchad. Enfin, elle tendrait également à déstabiliser le Soudan qui a conclu un accord avec les Russes pour la construction d’une raffinerie et d’une base navale logistique militaire sur les côtes de la mer Rouge, ce qui donne un accès hautement stratégique à la Russie au détroit de Bab El-Mandeb dans le golfe d’Aden, et à la Méditerranée via le canal de Suez, sans oublier qu’en 2020 la Russie a été le premier fournisseur en armes de l’Égypte».

Abdelhamid Larbi Chérif s’interroge sur le sens à donner aux communiqués du ministère français des Affaires étrangères et de l’Union européenne qui affirment leur «attachement à la stabilité et à l’intégrité territoriale du Tchad, tout en soutenant la transition politique menée par le Conseil militaire de transition, sans mentionner qu’elle se fait aux antipodes de la Constitution du pays, ce que les Américains n’ont pas manqué de noter».

«N’est-ce pas les deux poids deux mesures, comme combattre les terroristes au Sahel tout en les soutenant en Syrie», conclut-il, tout en s’interrogeant: «Y a-t-il une chance pour que le fils de Déby, qui dirige désormais le pays, ne soit pas élu lors de la prochaine présidentielle pour mettre en place un pouvoir civil comme souhaité par Paris et l’UE? L’avenir nous le dira!»

*Organisation terroriste interdite en Russie

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