Hausse des tensions en mer Noire: «des coups d’épée dans l’eau»

© Photo Ministère russe de la Défense / Accéder à la base multimédiaDes exercices militaires en Crimée, avril 2020
Des exercices militaires en Crimée, avril 2020 - Sputnik Afrique, 1920, 02.07.2021
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L’incident du destroyer britannique le 23 juin a jeté un coup de projecteur sur la situation en mer Noire. L’Otan s’y renforce et les incidents avec les Russes sont appelés à se multiplier. Pourtant, selon Emmanuel Dupuy, président de l’IPSE et l’amiral (2S) Alain Coldefy, un dérapage débouchant sur un conflit reste exclu. Éclairages.

S’achemine-t-on vers encore plus de tensions en mer Noire? Alors que ces dix derniers jours ont été marqués par plusieurs incidents en marge des manœuvres de l’Alliance atlantique Nord, cette dernière a annoncé le 1er juillet qu’elle maintiendrait sa présence dans le lac pontique malgré les protestations de Moscou. «L’Otan maintient une position ferme concernant la liberté de navigation et le fait que la Crimée, c’est l’Ukraine et non la Russie», a également déclaré James Appathurai, secrétaire général de l’Alliance atlantique pour le Caucase du Sud et l’Asie centrale.

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Rien de nouveau, estime Emmanuel Dupuy: «cela fait vingt ans que l’Otan est en train de s’implanter en mer Noire.» Le Président de l’IPSE (Institut Prospective et Sécurité en Europe) rappelle ainsi la présence de la Bulgarie et de la Roumanie qui, avant même leur adhésion à l’UE, étaient entrées dans l’Otan. Deux pays qu’il qualifie de «bases arrière» de Washington dans la région. Il en veut comme illustration le fait que lors de la guerre d’Irak de Georges Bush junior, ces pays ont hébergé des centres d’interrogatoires des ennemis de la coalition internationale.

«Les eaux territoriales européennes et les eaux territoriales russes se croisent en mer Noire, donc c’est tout à fait logique qu’il y ait des tensions de plus en plus vives, comme cela fut le cas avec les Turcs en Méditerranée: lorsqu’il y a une agressivité verbale, il est normal que cette agressivité se répercute dans la proximité opérationnelle.»

Ce qui est en revanche nouveau à ses yeux, c’est la remise en cause des traités internationaux portant sur la démilitarisation des mers intérieures, comme la Convention de Montreux, qui régit le passage des navires de guerre dans les détroits des Dardanelles et du Bosphore. «Les tensions en mer de Chine montrent qu’à défaut de convention, c’est à peu près la même chose», regrette Emmanuel Dupuy, qui évoque également la tentation que pourraient avoir les Turcs dans la mer de Marmara avec cette «jurisprudence qui est en train de se mettre en place» en mer Noire.

Brandi par l’Otan comme prétexte à son maintien, l’incident du 23 juin, où le destroyer HMS Defender a traversé les eaux territoriales russes au sud de la Crimée sans prévenir Moscou. Trente-six minutes de navigation à moins de douze miles nautiques du rivage criméen, durant lesquelles les gardes-côtes russes iront jusqu’à tirer des coups de semonce et des chasseurs bombardiers Su-24 larguer des bombes à fragmentations sur le parcours du bâtiment de la Royal Navy.

«Passage inoffensif» ou provocation de la Royal Navy?

De son côté, Londres affirmera avoir effectué un simple passage inoffensif. «Ce n’est pas interdit», réagit auprès de Sputnik l’amiral (2 s) Alain Coldefy, qui prend la défense de la Royale Navy: «lorsqu’on s’estime dans son droit, on n’obéit pas, on ne lâche pas un pouce!»

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Toutefois, si tout vaisseau dispose d’un droit de passage inoffensif, «canons verrouillés et équipage au repos, […] on ne fait rien du tout, on navigue d’un point à un autre», précise l’ancien pacha du Clemenceau «par politesse, bien sûr, on prévient et s’il y a un refus, on ne le fait pas.» Or, si les Britanniques ont démenti avoir été la cible de tirs de sommation, difficile pour eux de nier avoir essuyé le refus catégorique de Sébastopol de pénétrer dans les eaux russes.

Comme le précisera l’ambassadeur russe à Londres, lors d’une interview à Channel 4 dans la foulée de l’incident, la défense côtière a sommé «au moins toutes les dix minutes» le navire britannique de sortir de la zone des eaux territoriales. «Si vous ne changez pas de cap, nous ouvrirons le feu», peut-on notamment entendre dans l’enregistrement du correspondant de la BBC à bord du Defender. Bref, on semble bien loin des règles de courtoisie d’usage.

De plus, si l’ancien directeur de la revue Défense nationale estime que Moscou aurait surréagi, il ne perçoit «aucune utilité» dans la manœuvre des Britanniques. Un tel droit ne doit pas s’appliquer si le passage peut «porter atteinte à la paix, au bon ordre et à la sécurité de l’État côtier», comme le précise le droit de la mer.

«Aujourd’hui, les incidents ne se soldent plus par des guerres»

Si cette confrontation entre les marines de surface britannique et russe a été particulièrement médiatisée, les incidents dans la région sont monnaie courante, relativisent nos deux intervenants. «La mer est le seul milieu où on est au contact avec les forces d’autres nations», insiste Alain Coldefy. Il y a «un certain nombre de survols inamicaux et d’incidents, pour l’instant non médiatisés, entre avions français et avions russes», en mer Noire, évoque pour sa part Emmanuel Dupuy.

Ce dernier rappel en effet que la France, via le traité de Lancaster House, «est obligée de montrer sa solidarité» avec la Grande-Bretagne, «vu de la gravité de cet incident». Le Premier juillet, Jean Yves le Drian a donc réaffirmé la «solidarité» de la France avec ses «partenaires», lors d’un entretien téléphonique avec son homologue ukrainien Dmytro Kuleba. Une solidarité qui fit défaut à la France, à l’été 2020, lorsque la frégate Le Courbet de la Marine nationale fut illuminée par le radar de tir de la frégate turc Gokova en Méditerranée. Bref, une France «prise entre deux feux», entre sa volonté de normaliser ses relations avec Moscou et certains de ses partenaires européens qui s’y refusent.

«Il n’y a plus de supériorité maritime, donc on est dans une configuration où à force de masser des troupes, de la part de l’Otan comme de la part de la Russie et de ses partenaires, la stratégie de tension telle qu’elle existait dans le Golfe persique est de facto en train de devenir équivalente en mer Noire», selon Emmanuel Dupuy.

En somme, plus de bâtiments de surface bien équipés, donc plus de mouvements, donc plus d’incidents. «On lui accorde un caractère exceptionnel en mer noire, mais ce type d’incidents est régulier dans le détroit d’Ormuz ou le golfe d’Aden», poursuit-il. Le constat est toutefois sans appel, «ces tensions vont aller crescendo» dans la région, d’après lui.

Mer Noire: «des incidents non médiatisés entre avions français et russes»

Pour autant, selon nos deux intervenants, aucun risque que tout ceci puisse déboucher sur un conflit ouvert. Cela tient de «coups d’épée dans l’eau» aux yeux d’Emmanuel Dupuy.

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Une opinion similaire à celle de Vladimir Poutine, qui lors de son grand oral, assurait que «même si nous avions coulé ce bateau [le HMS Defender, ndlr.], il serait encore difficile d’imaginer que le monde serait au bord d’une troisième guerre mondiale, parce que ceux qui le font [des provocations, ndlr] savent qu’ils ne peuvent pas sortir victorieux de cette guerre.»

«Aujourd’hui, les incidents ne se soldent plus par des guerres», souligne Emmanuel Dupuy, qui évoque le cas du chasseur bombardier Su-24 abattu par la Turquie en novembre 2015.

«Tant qu’on est avec des grandes nations, notamment du Conseil de sécurité, de l’Otan en général, il n’y a aucun risque», estime pour sa part Alain Coldefy.

La Russie «serait mal avisée» de se mettre à dos la Grande-Bretagne, enchaîne le président de l’IPSE, «d’autant qu’elle s’est plus ou moins figée dans sa relation avec les États-Unis.» Dans son esprit, les élections en Allemagne, qui à l’automne pourraient drastiquement rebattre les cartes en Europe… en défaveur de Moscou. Comme le rappelle Emmanuel Dupuy, les Verts qui devraient remplacer Angela Merkel à la chancellerie plaident pour armer les Ukrainiens. «Le temps de la confrontation viendra plus spontanément une fois que le leadership allemand aura changé», avertit-il.

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