Recul de la laïcité parmi les jeunes enseignants, symptôme d’une crise profonde de l'Éducation nationale?

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Laïcité France (illustration) - Sputnik Afrique, 1920, 08.07.2021
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Une étude de la Fondation Jean-Jaurès révèle une fracture générationnelle entre les enseignants sur la laïcité à l’école. Pour René Chiche et François Cocq, tous deux enseignants, la responsabilité de l’Éducation nationale est immense dans cet échec.

Un «clivage générationnel très net au sein du corps enseignant» sur la question des tenues religieuses dans le cadre de l’école et de l’université. C’est ce que montre une enquête de la Fondation Jean-Jaurès réalisée avec l’Ifop et rendue publique ce mardi 6 juillet. Si une forte majorité des enseignants interrogés (64%) se dit opposée au port de signes religieux ostensibles par les parents d’élèves accompagnant bénévolement les enfants lors d’une sortie scolaire​ –une pratique pourtant autorisée par la loi–, 56% des jeunes professeurs sondés soutiennent inversement cette liberté contre 34% des enseignants de plus de trente ans. Pour François Cocq, professeur de mathématiques en zone d’éducation prioritaire et auteur de La laïcité pour 2017 et au-delà: de l'insoumission à l'émancipation (Éd. Eric Jamet), l’aveu d’échec est terrible pour l’Éducation nationale:

«Les enseignants sont aujourd’hui totalement esseulés face aux difficultés, comme on l’a vu avec Samuel Paty. L’institution fait totalement défaut. C’est donc logique que les moins aguerris soient parfois tentés de baisser pavillon: ils sont livrés à des courants religieux et politiques qui tentent de s’immiscer à l’école», accuse l’enseignant au micro de Sputnik.

Un constat que partage René Chiche, professeur de philosophie et vice-président du syndicat Action et Démocratie/CFE-CGC. À ses yeux, l'institution est coupable de «ne pas soutenir suffisamment les professeurs» quand des difficultés surviennent. En novembre dernier, Didier Lemaire, professeur de philosophie à Trappes, avait été contraint de suspendre ses cours en raison de menaces de mort à son encontre. L'enseignant avait notamment publié une lettre ouverte après l’assassinat de Samuel Paty. Une tribune dans laquelle il dénonçait le manque de stratégie de l'État face à l'islam politique.

«L’Éducation nationale est totalement défaillante»

L’enquête de la Fondation Jean-Jaurès ne s’arrête pas là. Selon les auteurs de l’étude, le fossé générationnel «se retrouve également sur la question du port du voile par les étudiants –soutenu par 57% des jeunes profs contre 36% chez l’ensemble des professeurs». Pour le laboratoire d’idées, de sensibilité sociale-démocrate et historiquement proche du PS, cet hiatus s’explique «notamment en raison de la position des “jeunes profs” (les enseignants de moins de trente ans) qui s’avèrent très imprégnés du relativisme culturel de leur génération sur [les] questions» ayant trait à la laïcité et à la liberté de conscience.

Les jeunes enseignants seraient donc favorables à une «laïcité ouverte, libérale et inclusive», à l’image de celle qui domine dans «la plupart des sociétés anglo-saxonnes». René Chiche s’étrangle: «C’est à se taper la tête contre les murs! Imaginez qu’on parle aussi de “justice inclusive”, de “liberté inclusive” ou encore d’“égalité inclusive”! Ça n’a aucun sens.» De son côté, François Cocq préfère dénoncer la «dimension managériale qui s’impose totalement à l’Éducation nationale».

«L’Éducation nationale est totalement défaillante depuis des années dans la formation, le suivi et l’aide apportés aux enseignants. Les enseignants sont aujourd’hui ramenés à un rôle purement individuel. Ils n’ont donc plus une vision d’ensemble de ce que représente le projet éducatif pour l’ensemble du pays.»

La conception plus flexible de la laïcité parmi les jeunes enseignants serait donc moins le fait d’un supposé «relativisme culturel», comme l’indique l’étude de la Fondation Jean-Jaurès, que d’un problème de fond du côté de l’Éducation nationale. Lequel ne daterait pas d’hier, si l’on en croit François Cocq: «On demande aux enseignants de traiter tous les maux du pays. C’est intenable. L’école à elle seule ne pourra pas corriger tous ces problèmes.»

«Il faudrait que l’école laïque assume de parler de la religion»

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En mars dernier, l’Ifop réalisait une enquête semblable à celle de la Fondation Jean-Jaurès, du point de vue des lycéens cette fois-ci. Les conclusions sur le rapport des jeunes à la laïcité et au modèle républicain résonnent aujourd’hui doublement. À l’époque, le sondage de l’Ifop montrait que plus d’un lycéen sur deux (52% des sondés) soutenait le port de signes religieux ostensibles. Soit une proportion deux fois plus grande que dans la population adulte (25%).

Plus préoccupant, concernant le «droit au blasphème», les jeunes musulmans s’opposeraient dans leur grande majorité (78%) à la liberté d’outrager une religion. 48% des jeunes musulmans interrogés estiment de surcroît que Samuel Paty a eu tort de montrer les caricatures de Mahomet. Des chiffres qui trahiraient un défi plus profond encore:

«En réalité, les élèves n’ont aucune culture religieuse. Le vrai problème, ce n’est pas la laïcité, c’est la religion. Il faudrait que l’école laïque assume de parler de la religion, non pas pour convertir ou persuader, mais simplement pour instruire et faire connaître», avance René Chiche. 

«Mais Blanquer n’ose pas aller jusque-là», regrette l’enseignant. Le 25 janvier dernier, le ministre de l’Éducation nationale signait un arrêté ministériel actant la réforme du concours de recrutement des enseignants pour le second degré, le CAPES. Au programme notamment: le remplacement des épreuves dites «professionnelles» par un entretien avec un jury. Un oral destiné à éprouver la pédagogie et l’«attachement aux valeurs de la République» du candidat. Un test de conformité idéologique? «Le philosophe Louis Althusser avait utilisé à l’époque l’expression “outil idéologique de l’appareil d’État”. On est totalement là-dedans», conclut, amer, le professeur de philosophie René Chiche.

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