«Ce n’est pas un coup d’État qui s’est produit en Tunisie, en tout cas pour l’instant»

© AFP 2023 KARIM JAAFARLe Président tunisien Kais Saied donne une conférence sur le droit constitutionnel lors d'une visite d'État au Qatar, lors d'un événement organisé par l'université de Lusail, le 16 novembre 2020.
Le Président tunisien Kais Saied donne une conférence sur le droit constitutionnel lors d'une visite d'État au Qatar, lors d'un événement organisé par l'université de Lusail, le 16 novembre 2020. - Sputnik Afrique, 1920, 28.07.2021
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Pour Sputnik, le docteur Sidaoui analyse la crise politique en Tunisie, refusant de qualifier, «en tout cas pour l’instant», de coup d’État les décisions du Président Kaïs Saïed. Il souligne que la situation du pays, dont les différents parlements et gouvernements depuis 2011 sont responsables, ne laissait pas de choix au chef de l’État.

Depuis dimanche 25 juillet, la Tunisie vit au rythme d’une crise politique. En effet, le Président de la République Kaïs Saïed a annoncé dans un discours adressé à la Nation le gel des activités de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), le parlement monocaméral du pays, pendant 30 jours et le limogeage du chef du gouvernement Hichem Mechichi, dans le cadre de l’application de l’article 80 de la Constitution.

Le lendemain, la présidence de la République a annoncé dans un communiqué la décision du chef de l’État de mettre fin aux fonctions du ministre de la Défense nationale Brahim Bartagi et de la porte-parole du gouvernement Hasna Ben Slimane, également ministre de la Fonction publique et ministre de la Justice par intérim. Le Président s’est également octroyé le pouvoir exécutif, notamment le ministère public, et a annoncé son intention de former un autre gouvernement.

​Le Président de l’ARP, Rached Ghannouchi, également chef du mouvement Ennahdha proche des Frères musulmans* et ses alliés, la Coalition de la dignité (Al Karama) et Qalb Tounes, ont dénoncé un coup d’État.

Qu’est-ce qui a mené la Tunisie à cette situation? Y a-t-il vraiment un coup d’État? Les décisions du Président sont-elles constitutionnelles? Quelle évolution pourrait avoir la situation dans ce pays et quelles pourraient être ses répercussions sur la sécurité régionale?

Pour répondre à ces questions, Sputnik a sollicité le docteur Riadh Sidaoui, politologue et directeur du Centre arabe de recherches et d’analyses politiques et sociales (CARAPS) de Genève. Pour lui, «ce qui s’est passé ce 25 juillet à Tunis est une conséquence logique prévisible de l’évolution du pays, depuis l’arrivée du mouvement Ennahdha au pouvoir en décembre 2011, suite à la révolution populaire qui a mis fin au règne de feu l’ex-Président Ben Ali».

Ces partis «sont les premiers à avoir piétiné la Constitution»

«Le triumvirat qui a pris le contrôle du pays en décembre 2011 [Ennahdha dirigée par Ghannouchi, le Congrès pour la République (CPR) dont le chef était Moncef Marzouki, élu Président par l’assemblée constituante le 12 décembre, et le Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL), ndlr] a imposé une phase de transition de trois ans, juste pour écrire une nouvelle Constitution, négligeant tous les autres secteurs de la vie publique», rappelle le docteur Sidaoui.

Et d’ajouter que cette «période de transition et de flottement des institutions a permis à l’État profond, corrompu et corrupteur, de l’ère Ben Ali de se restructurer et de se repositionner pour reprendre in fine le contrôle du pays par une main mise sur toutes ses ressources. En même temps, le mouvement Ennahdha a infiltré beaucoup d’institutions névralgiques, plaçant ses hommes aux postes de commandement, avant de finir par sceller une alliance stratégique avec les mafieux de l’ancien système pour étendre son pouvoir également au secteur économique, notamment dans l’informel».

Dans le même sens, l’expert souligne que «c’est ainsi que des fortunes colossales ont commencé à être amassées par beaucoup de responsables, notamment proches des islamistes, dont Rached Ghannouchi lui-même, pointé dernièrement par une enquête publiée par le journal Al Anwar. Ce média a révélé une fortune "colossale" présumée du chef d’Ennahdha estimée à 2,7 milliards de dinars, soit près d’un milliard de dollars. Ces lobbies qui agissent dans l’ombre ont fini par constituer un réel danger pour la démocratie, à cause de leur capacité de plus en plus grande à peser sur la décision politique». À ce titre, le docteur Sidaoui estime que «c’est Ennahdha et ses alliés qui sont les premiers à avoir piétiné la Constitution en s’accaparant le pays dans l’opacité et l’illégalité la plus totale, dont leur refus d’installer la Cour constitutionnelle depuis 2014, n’est qu’un exemple parmi tant d’autres».

Les incursions diplomatiques de Ghannouchi

Dans ce contexte, «en plus de l’incompétence des gouvernements, notamment dans la gestion catastrophique de l’économie nationale qui a connu une explosion de la dette publique et une grave érosion du pouvoir d’achat des Tunisiens, suite à la dépréciation de la monnaie nationale, il y a les incursions de Rached Ghannouchi dans la politique extérieure du pays», indique l’expert.

Et de rappeler que ce dernier «a rencontré le Président turc à Ankara en octobre 2019, puis en janvier 2020 au moment de la présence du chef du gouvernement d’union nationale (GNA) libyen Fayez el-Sarraj, également proche des Frères musulmans*, quelques semaines avant l’intervention militaire turque dans ce pays. Cette visite a succédé à celle qu’Erdogan avait effectuée le 25 décembre 2019 à Tunis, où il avait essuyé un refus catégorique de la part de Kaïs Saïed de permettre le passage des militaires turcs par le territoire tunisien pour rejoindre la Libye. Le dernier acte de Ghannouchi remonte au mois d’avril 2021, quand il s’est rendu au Qatar pour soumettre une nouvelle vision de l’action de la confrérie des Frères musulmans* dans la région de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, dans le contexte de l’échec de la guerre en Syrie, de l’arrivée de l’administration Biden et du rapprochement entre la Turquie et le Qatar d’un côté et l’Égypte et l’Arabie saoudite de l’autre. Il y a lieu de rappeler que pas moins de 6.000 Tunisiens sont partis se battre en Syrie dans les rangs des organisations terroristes, dont Ennahdha a joué un rôle important dans la facilitation de leur départ et de leur transit via la Turquie. À tout cela, j’ajoute ses rencontres avec plusieurs ambassadeurs».

L’épidémie de Covid comme déclencheur

En décembre 2020, la Banque centrale de Tunisie a indiqué que le PIB avait chuté de l’ordre de 6,8%, avec une croissance négative de 7,2%, une inflation de 5,7%, un chômage de 26% et une perte de près de 200.000 emplois à cause du Covid-19.

«Après des années de gestion par une oligarchie d’incapables, la Tunisie a actuellement besoin de 5,7 milliards d'euros pour boucler son budget 2021, dont quelque 4,5 milliards d'euros de dettes à rembourser. La dette extérieure est actuellement à 30 milliards d’euros, soit 100% du PIB. Comme solution de facilité, le gouvernement a choisi pour la quatrième fois en une décennie de se tourner vers le Fonds monétaire international (FMI), qui a exigé une restructuration des entreprises publiques et un remplacement du système de subventions aux produits de première nécessité par des aides directes aux familles, chose que le Président refuse catégoriquement», détaille Riadh Sidaoui.

Et de poursuivre que c’est dans ce contexte que «les Tunisiens, révoltés, ont organisé durant la journée du 25 juillet, des sit-in dans tout le territoire national, afin de dénoncer la corruption et la crise socio-politique, provoquant des affrontements avec forces de l'ordre».

Ainsi, «le Président Saïed a pris ses responsabilités en activant l’article 80 de la Constitution avec les décisions qui s’étaient ensuivies. La Tunisie était en danger à cause d’un parlement inopérant et d’un gouvernement immobile devenu mortifère pour le pays. Donc, ce n’est pas un coup d’État qui s’est produit en Tunisie, en tout cas pour l’instant, mais une application de la Constitution pour remettre en ordre de marche des institutions devenues par leur déliquescence un danger mortel pour le pays», affirme-t-il.

En conclusion

Enfin, le docteur Riadh Sidaoui estime que «le Président ira jusqu’au bout de sa démarche en déclenchant une opération mains propres qui ne manquera pas de choquer les Tunisiens par l’ampleur de la corruption dans le pays et les personnalités qui y sont impliquées. Ceci en plus de l’ouverture des dossiers concernant les assassinats politiques et l’envoi de Tunisiens en Syrie et en Irak».

«Ceux qui pensent que la Turquie, qui fait la politique de ses intérêts sous la bénédiction de l’Otan, ou le Qatar pourraient arrêter Kaïs Saïed se trompent lourdement, en dépit de leurs gesticulations diplomatiques pour dénoncer sa décision», soutient-il, soulignant que «les 200 millions de dollars de prêts sans intérêts turcs, accordés en décembre 2020 à la défense tunisienne, viseraient à faire capoter l’accord de 33 millions de dollars conclu, en septembre 2020, avec les États-Unis. Il s’agit d’une licence d’exportation couvrant la production, l’intégration, l’installation, l’exploitation, la formation, les tests, la maintenance et la réparation du moteur de l’avion de combat américain F-35 Pratt et Whitney F-135, que la Turquie n’avait pas décrochée à cause des différends sur l’achat des S-400 russes». «Aidée par des pays amis comme l’Algérie, la Tunisie trouvera les moyens de se relever sans incidences sur la sécurité régionale», conclut-il.

*Organisation terroriste interdite en Russie

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