Cours d'Anti-néolibéralisme
Avec l’aide de l’économiste Omar Aktouf, professeur titulaire à HEC Montréal et membre du conseil scientifique d’ATTAC Québec, Sputnik entame une série d’émissions dans le but d’expliquer les fondements de ce néolibéralisme qui génèrent les crises répétitives.

«Payer moins cher le travail ne sera jamais synonyme de le rendre plus productif»

© Sputnik . Par Omar AktoufLe professeur Omar Aktouf
Le professeur Omar Aktouf - Sputnik Afrique, 1920, 20.09.2021
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Dans ce treizième cours «d’Anti-néolibéralisme», Omar Aktouf évoque à Sputnik le principe de division du travail énoncé par le penseur anglais Charles Babbage, dont l’œuvre est intermédiaire entre Adam Smith et Frederick Taylor. Pour lui, elle consiste plus à «réduire la valeur économique du travail et non à le rendre plus productif».
En Occident, les trois auteurs considérés comme les pères fondateurs de la théorie du management traditionnel classique sont Adam Smith, Charles Babbage et plus tard Frederick Winslow Taylor. Un des principes les plus persistants, avancé par Smith, est celui de la division et de la spécialisation du travail, qui a progressivement mené à l’élaboration des conceptions actuelles de conduite et de répartition des tâches dans les entreprises.
Entre Smith et Taylor, Charles Babbage (1792-1871), professeur de mathématiques, ingénieur et économiste, a fourni un supplément de vertu économique à la division du travail, ce qui a permis de justifier et de rendre plus séduisante la nécessité de subdiviser davantage les tâches. Ainsi, il constitue un véritable chaînon entre la division du travail avancée par Smith et la recherche systématique de rendement dans la pensée de Taylor. En effet, en 1832, il expose son raisonnement dans un livre intitulé «On the Economy of Machinery and Manufactures». Il s’est intéressé à ce que devraient faire les personnes qui souhaitent devenir maîtres manufacturiers pour vendre de façon rentable leur marchandise, grâce à un coût de production aussi bas que possible.
En quoi consiste l’apport de Charles Babbage? Comment se décline le principe de division du travail avancé par ce penseur? Par quel moyen entend-il baisser les coûts du travail et fructifier les profits des patrons?
Dans ce treizième cours d’«Anti-néolibéralisme», Omar Aktouf, professeur titulaire à HEC Montréal et membre du conseil scientifique d’ATTAC Québec, souligne auprès de Sputnik: «bien que Babbage demeure globalement attaché à la pensée d’Adam Smith, son argument met principalement l’accent sur la nécessité d’acheter l’exacte quantité et qualité de travail nécessaire pour chaque tâche précise que permet sa maximale subdivision».

«Abaisser les coûts par la réduction des salaires»

«En partant du principe énoncé par Smith selon lequel la concurrence pousse à baisser les prix, obligeant tout nouvel arrivant à produire moins cher s’il veut à la fois vendre et éviter des pertes, Babbage préconise de trouver les moyens d’abaisser les coûts», explique le Pr Aktouf, soulignant qu’à «cet effet, il a formulé un principe qui part du souci de savoir comment un manufacturier peut abaisser ses coûts par la réduction des salaires payés».
Et d’ajouter que «ce n’est qu’indirectement qu’il s’avère un principe de productivité par la division du travail. En effet, il ne s’agit plus comme l’énonce Adam Smith de gagner du temps, de renforcer l’habilité et la créativité des ouvriers, mais de prix à payer pour des gestes et des capacités limitées et spécifiques: force physique pour l’une, dextérité pour l’autre, doigté et précision pour une troisième, et ainsi de suite. Plus nous rendrons ces gestes et capacités simples et à la portée de n’importe qui ayant un minimum de prédispositions, moins cher nous payerons le travail».
Dans le même sens, il détaille, que pour Charles Babbage, «en divisant le travail pour qu’il soit exécuté en différentes opérations exigeant chacune des degrés différents de compétence ou de force, un patron de manufacture peut acheter exactement la quantité précise de chacune de ces qualités qui sera nécessaire à chaque opération. Alors que, si tout le travail était exécuté par un seul ouvrier, cette personne devrait posséder assez de compétence pour l’opération la plus difficile et assez de force pour la plus dure de celles qui composent l’ensemble du travail ainsi divisé, ce qui ferait que le salaire qui serait payé ne pourrait être qu’élevé».

Quid de la situation dans l’entreprise moderne?

Cette organisation du travail, informe Omar Aktouf, tient au fait que «Charles Babbage est intimement convaincu que le prix d’achat de plusieurs de ces qualités réunies chez un seul homme, qui à l’exemple d’un boulanger fait au complet toutes les tâches liées à son métier, serait bien trop cher, comparé à l’achat d’une qualité limitée et ordinaire à la fois».
À ce titre, il cite comme illustration de ce principe de diminution de la valeur du travail, l’énoncé d’Henry Ford (1927), décrivant les 7.882 opérations que nécessitait la construction d’une voiture modèle T. Selon lui, Ford avait écrit que parmi ces 7.882 opérations «949 exigent des hommes vigoureux, robustes et pratiquement parfaits du point de vue physique, 3.338 des hommes d’une force physique simplement "ordinaire", presque tout le reste peut être confié à "des femmes ou des grands enfants", 670 opérations peuvent être accomplies par des culs-de-jatte, 2.637 par des unijambistes, 2 par des hommes amputés des deux bras, 715 par des manchots et 10 par des aveugles».
Citant Alvin Toffler (1980), le Pr Aktouf indique que ce dernier avait commenté la présentation de Ford, affirmant qu’«autrement dit, le travail spécialisé n’exigerait pas un homme entier, un fragment d’homme suffit et également payable avec un fragment de salaire».
Enfin, il soutient qu’en réalité il s’agit plus «de réduire la valeur économique du travail et non de le rendre plus productif, à l’instar de ce qui est fait actuellement, sous prétexte de compétitivité dans le contexte de la mondialisation, en allant au fin fond des pays les plus pauvres pour chercher la main-d’œuvre de plus en plus moins chère». «Il serait temps d’admettre que payer moins cher le travail ne sera jamais synonyme de le rendre plus productif», conclut-il, ponctuant que «c’est plutôt le contraire qui se produit malheureusement».
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