État de siège dans l'est de la RDC: "Il appartient au Président de prendre ses responsabilités"

CC BY-SA 2.0 / MONUSCO / Myriam Asmani / Photo of the Day, 27 January 201 Centre-ville de Kinshasa, la capitale congolaise
 Centre-ville de Kinshasa, la capitale congolaise - Sputnik Afrique, 1920, 03.11.2021
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Problèmes financiers, dépassements budgétaires, manque de préparation et d’effectifs, etc. L’audition des ministres congolais directement concernés par le dossier de l’état de siège, décrété par Félix Tshisekedi dans les provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri, a mis en évidence de graves dysfonctionnements dans la gestion de ce régime spécial.
Prorogé le 1er novembre par l'Assemblée nationale, l'état de siège instauré dans l'est de la République démocratique du Congo (RDC) n'en suscite pas moins des remous chez les députés qui ont dû se plier aux consignes de vote. Beaucoup ne cachaient pas pourtant leur scepticisme, voire leur franche opposition à cette mesure controversée proclamée le 30 avril dernier sur toute l’étendue des provinces de l’Ituri et du Nord-Kivu pour lutter contre les groupes armés. C'était notamment le cas à l'occasion de l'audition de cinq ministres directement concernés par la gestion de l’état de siège qui ont été entendus, fin octobre, par la commission défense et sécurité de l’Assemblée nationale dirigée par le député Bertin Mubonzi. Il s'agissait du ministre de la Défense nationale et des Anciens combattants Gilbert Kabanda Rukemba, de la ministre de la Justice Rose Mutombo Kiese, du vice-ministre de l’Intérieur Jean-Claude Molipe Mandongo, du ministre des Finances Nicolas Kazadi et enfin du ministre du Bugdet Aimé Boji Sangara Bamanyirwe.
Tous ont dû s’expliquer sur les raisons pour lesquelles cette mesure exceptionnelle, décrétée par le Président Félix Tshisekedi dans les provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri dans le but de mettre fin aux activités des groupes armés, connaît des ratés.
Le compte-rendu de ces auditions, contenu dans un rapport confidentiel, met en évidence des dysfonctionnements majeurs dans la gestion de l’état de siège d'après les sources de Sputnik.

Une gestion calamiteuse

Ayant la tâche de superviser l’état de siège, le ministre de la Défense nationale et des Anciens combattants Gilbert Kabanda Rukemba a été le premier à reconnaître que l’état de siège n’a pas été mis en place dans les meilleures conditions. Selon lui, la mesure a été décrétée "dans un contexte difficile sans un soubassement quelconque de chronogramme et sans un montage financier conséquent à même de couvrir les besoins opérationnels sur le terrain". Résultat: l’articulation de l’état de siège sur les terrains kivutien et iturien a été problématique, tant sur le plan opérationnel que logistique. Questionné sur les problèmes d’ordre financier régulièrement brandis par l’armée, le ministre des Finances Nicolas Kazadi s’est défendu d’avoir fait le nécessaire en allouant les fonds qu’il faut aux FARDC (Forces armées congolaises) dans le cadre de l’état de siège. Son homologue du Budget, Aimé Boji Sangara Bamanyirwe, s’est quant à lui montré particulièrement préoccupé par la gestion financière de ce régime spécial qui ne cesse, selon lui, de siphonner les maigres moyens dont dispose l’État.
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Dans l’ensemble, l’état de siège présente un bilan calamiteux, selon les députés congolais. Comme le relevait déjà une analyse publiée sur Sputnik, cette mesure n’avait pas fait l’objet d’une étude approfondie du contexte hautement volatile de l’est congolais et que cela n’augurait rien de bon pour l’avenir. Ce qui semble se confirmer aujourd’hui au regard de l’audition des responsables congolais. Le rapport de la commission défense et sécurité de l’Assemblée nationale congolaise est accablant: "La proclamation de l’état de siège n’a pas été sous-tendue par une planification d’actions stratégiques de l’état de siège. Elle l’a été sans un montage financier conséquent et cohérent, sans définition d’objectifs militaires et sans un chronogramme d’actions stratégiques, opérationnelles et tactiques", est-il mis en valeur dans un extrait fuité dans les médias et confirmé à Sputnik par des députés.
L’expert militaire Jean-Jacques Wondo n’en pense pas autre chose. "On peut retenir que la décision de décréter l’état de siège a été prise dans la précipitation et l’impréparation, mais surtout dans l’ignorance quasi totale des contours juridiques et militaires qui motivent et encadrent cette mesure", fait-il remarquer à Sputnik. À l’instar de l’expert militaire qui affirme être "très pessimiste quant à la réussite de l’état de siège", un député de la commission sécurité et défense, qui a requis l'anonymat, a lui aussi fait part de son scepticisme lors d’un entretien avec Sputnik, affirmant qu’au-delà de la question militaire "il appartient au Président Tshisekedi de prendre ses responsabilités".

"Une forte augmentation des atteintes aux droits humains"

Instauré temporairement dans l’objectif affiché de neutraliser définitivement les groupes armés afin de permettre un retour de la paix et de la sécurité dans le Kivu et l’Ituri, l’état de siège s’est révélé plus problématique au fur et à mesure que les opérations militaires se poursuivaient. S’il est vrai qu’il a permis à certaines localités de l’est congolais de recouvrer un semblant de sérénité, il n’en demeure pas moins vrai que la situation s’est empirée dans l’ensemble de la région. Raison pour laquelle l’Assemblée nationale avait décidé de se pencher sur la question, comme l’explique le président de la commission défense et sécurité, le député Bertin Mubonzi, en entretien avec Sputnik:
"Les choses n’étant pas ce que nous souhaitions, nous avons évalué la situation, et l’évaluation consistait à identifier les problèmes qu’il y avait. Nous avons fait des propositions pour permettre d’améliorer les choses et permettre à l’état de siège d’être une solution au lieu de continuer à nous poser des problèmes."
Selon le Baromètre sécuritaire du Kivu, la barre symbolique de 1.000 morts vient d’être franchie depuis l’instauration de l’état de siège, il y a six mois. Le vice-ministre de l’Intérieur Jean-Claude Molipe Mandongo a dû reconnaître, lors de son audition, que la confiance de la population à l’égard de l’état de siège est au plus bas. Ce que confirme d’ailleurs Bertin Mubonzi. "Sur le terrain, il y a une très forte grogne, la population estimant que les choses ne se font pas de manière à mettre fin à la guerre", affirme-t-il, avant d’ajouter: "Nous avons fait le même constat au niveau de l’Assemblée nationale, raison pour laquelle nous avons décidé de procéder à l’évaluation de l’état de siège".
Tout en fustigeant la gestion "non responsable" de ce dossier par certains élus qui n’ont pas hésité à fuiter sur les réseaux sociaux des éléments sensibles du rapport confidentiel sur l’état de siège, le président de la commission sécurité et défense de l’Assemblée nationale congolaise reconnaît que des efforts doivent être faits par le pouvoir pour regagner la confiance perdue de la population. Malgré les mesures prises ces dernières semaines par le gouvernement congolais pour stopper la spirale de la violence, la situation reste très tendue. En septembre, la société civile du Nord-Kivu avait appelé à des journées ville morte pour protester contre la persistance de la criminalité et des tueries dans la région depuis l’instauration de cette mesure spéciale.
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Au début du mois d’octobre, Amnesty International a tiré la sonnette d’alarme sur la détérioration continue de la situation des droits humains en Ituri et dans le Nord-Kivu. Faisant remarquer que l’état de siège a été mis en place "sans que cela n’ait été notifié aux Nations unies, comme le prévoit l’article 4.3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP)", l’ONG a également dénoncé "l’absence continue de justice et d’obligation de rendre des comptes pour les atteintes aux droits humains", notamment des crimes de droit international commis à l’est de la RDC. Et de souligner:
"Notre suivi de la situation en matière de droits humains dans les deux provinces montre une forte augmentation des atteintes aux droits humains tandis que l’accès à la justice a été drastiquement réduit."
Lors de son audition, la ministre de la Justice Rose Mutombo Kiese a reconnu "le dysfonctionnement de l’appareil judiciaire" au Nord-Kivu et en Ituri, tout en ajoutant que ces "quelques difficultés d’ordre logistique" n’empêchent pas la justice de suivre son cours normal.

Kinshasa toujours intransigeant

En dépit du rapport accablant de l’Assemblée nationale et des appels à une réévaluation en profondeur de l’état de siège, le gouvernement congolais semble ne pas être disposé à reculer. La série de recommandations émise par les membres de la commission défense et sécurité de l’Assemblée nationale, au mois de septembre, n’a pas encore été suivie d’effet. Bertin Mubonzi promet de faire le suivi avec sa commission. "La commission défense et sécurité prévoit de rencontrer le gouvernement pour faire le suivi de la mise en application de ces recommandations", assure Mubonzi, qui reste optimiste quant à la suite des choses.
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Parmi les recommandations faites, les élus congolais avaient préconisé "la restructuration profonde et le renouvellement de la chaîne de commandement militaire" et l’établissement par le gouvernement d’un plan de sortie de l’état de siège avant la neuvième prorogation. Non seulement le renouvellement de la chaîne de commandement militaire n’a pas encore eu lieu et que ce régime spécial continue à être prolongé -la 11e prorogation a été décidée ce lundi 1er novembre 2021, mais devra être confirmée par le Sénat et promulguée par le Président-, mais Félix Tshisekedi a également fait savoir qu’il le lèverait lorsque "les circonstances qui l’ont motivé disparaîtront". Ce qui laisse penser que l’état de siège a encore de beaux jours devant lui malgré son caractère problématique.
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