Après l’effort, le réconfort: les tueurs de Khashoggi se prélassent dans une prison sept étoiles

© AP Photo / Emrah GurelManifestation contre le meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi
Manifestation contre le meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi - Sputnik Afrique, 1920, 03.01.2022
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Censés croupir en prison, les tueurs du journaliste saoudien Jamal Khashoggi couleraient des jours paisibles dans un luxueux complexe. L’indifférence des chancelleries occidentales illustre un double langage selon le chercheur Fayçal Jalloul.
Qu’est-il arrivé aux dépeceurs du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, sauvagement assassiné dans le consulat d’Arabie saoudite à Istanbul en octobre 2018? Après avoir nié le crime, puis avancé plusieurs versions contradictoires, les autorités de Ryad ont affirmé que les bourreaux étaient des agents saoudiens ayant agi seuls et de leur propre initiative.
En 2019, à l’issue d’un procès en Arabie saoudite, cinq d’entre eux ont été condamnés à mort et trois autres ont écopé de peines de prison. Les peines capitales avaient par la suite été commuées en détention à perpétuité. Ce 30 décembre, le quotidien britannique The Guardian révèle qu’au moins trois membres du tristement célèbre commando vivent et travaillent dans des "logements sept étoiles" à l'intérieur d'un complexe de sécurité géré par le gouvernement saoudien, selon une source liée à des membres haut placés des services de renseignements saoudiens.

"Imaginons qu’un autre régime fasse la même chose"

D’après cette source, les hommes y mènent en toute quiétude une vie épanouie. Divers visiteurs, dont des membres de leurs familles, les y rejoignent fréquemment, ainsi que des traiteurs, des jardiniers, des techniciens et tout le personnel nécessaire au maintien d’un train de vie confortable. En définitive, ni les dirigeants saoudiens ni les bourreaux aux ordres n’ont été sanctionnés pour l’assassinat du contributeur au Washington Post. "Leur présence apparente dans une enceinte moderne et bien équipée des services de renseignements, où ils jouissent d'une grande liberté de mouvement, est en contradiction flagrante avec les assurances données par la Cour royale saoudienne selon lesquelles les auteurs de ces actes seraient sévèrement punis", résume le journal d’outre-Manche.
Pour le spécialiste de l’Arabie saoudite Fayçal Jalloul, qui a travaillé avec Jamal Khashoggi pour le compte du périodique Al-Hayat, le silence des gouvernements occidentaux sur ces révélations et plus généralement sur l’affaire est assourdissant, mais peu étonnant.
"Khashoggi a été tué dans un consulat saoudien en Turquie, un pays membre de l’Alliance atlantique, et les États-Unis n’ont rien fait. Imaginons qu’un autre régime fasse la même chose, il aurait perdu son existence et aurait été coupé du monde", imagine le chercheur à l’Académie géopolitique de Paris.
D’autant que les membres du commando observés dans l’établissement, ne sont pas des individus de second rang ayant participé de loin à l’opération. Il s’agit de Salah Mohammed Al-Tubaigy, le médecin légiste qui a démembré Khashoggi à l'intérieur du consulat saoudien, Mustafa al-Madani, le double corporel envoyé par l'équipe de tueurs pour faire croire que Khashoggi avait quitté le consulat vivant, et Mansour Abahussein, cerveau présumé de l'opération.
Peu importe… "L’Arabie saoudite a pu tourner cette page" sans encombre, constate notre interlocuteur.
"Le rapport de forces entre l’Arabie saoudite et les pays occidentaux qui défendent les droits de l’homme dans les pays pauvres permet à Riyad d’échapper aux condamnations occidentales et d’imposer son point de vue sur les affaires internes saoudiennes. Ils arrivent à interdire aux Occidentaux d’intervenir dans ce genre d’affaire", explique-t-il.
En effet, l’Arabie saoudite est un partenaire politique, économique et militaire clé pour les puissances occidentales. En 2019, les États-Unis ont été en 2019 le sixième pays client du royaume (5% de ses exportations) et son deuxième fournisseur (12% des importations). "Pendant les six premières années du règne de Barack Obama, les États-Unis ont vendu 190 milliards de dollars d’armements à l’Arabie saoudite", indique dans Les ÉchosWilliam Hartung , directeur du programme Sécurité et Armements au Center for International Policy. Une tendance qui n’a fait qu’augmenter sous la présidence Trump: le 20 mai 2017, ce dernier annonçait la signature d’un contrat d’un montant de 110 milliards de dollars avec le royaume saoudien.

Les droits de l’homme, un moyen de pression

En 2021, l’Arabie saoudite est devenue le premier client de la France pour les armes, avec des commandes d’un montant de 703 millions d’euros. Sur la période 2011-2020, elle est le troisième client après l’Inde et le Qatar. Le royaume est aussi friand d’armes britanniques.
De plus, au-delà d’être un juteux marché où s’écoulent les armements, l’Arabie saoudite est un allié face à l’Iran. Le leader du monde sunnite, qui abrite les lieux saints de l’Islam, est considéré par le camp occidental comme un rempart qu’il faut soutenir face à la menace révolutionnaire iranienne. D’autant que Mohammed ben Salmane, le prince héritier et dirigeant de fait du royaume entreprend depuis plusieurs années des reformes visant à libéraliser la société saoudienne. À titre d’exemple, les femmes peuvent désormais conduire et vivre seules, sans la tutelle d’un homme. Ce n’était pas le cas il y a cinq ans.
Portraits de Jamal Khashoggi - Sputnik Afrique, 1920, 10.12.2021
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Ainsi, pour ne pas remettre en cause ces acquis, "les Occidentaux ont joué le jeu" sur l’affaire Khashoggi et ont fermé les yeux, affirme Fayçal Jalloul. En témoigne selon lui la visite cordiale d’Emmanuel Macron en Arabie saoudite en décembre dernier. "Macron n’a rien dit sur les affaires gênantes lors de son déplacement en Arabie saoudite en décembre. Pourquoi? Parce qu’il a des intérêts", résume notre interlocuteur.
Pragmatique, le membre de l’Académie géopolitique de Paris ne croit d’ailleurs pas en la sincérité du combat occidental pour les droits de l’homme. "C’est une arme qu’ils utilisent contre les pauvres et les faibles", affirme-t-il.
"Quand les Occidentaux remettent cette affaire au goût du jour, c’est pour faire pression sur Riyad, pas pour défendre sincèrement les droits de l’homme", poursuit le chercheur.
Ce dernier souligne d’ailleurs qu’il ne considère pas le camp occidental comme légitime pour intenter des procès sur les droits de l’homme, qu’il s’agisse de l’Arabie saoudite ou d’un autre pays.
"Il faut être clair: quand les États-Unis assassinent près d’un million d’enfants irakiens par l’embargo dans les années 1990, qu’ils font des centaines de milliers de morts en Afghanistan et dans le reste de la région, comment voulez-vous que ce pays donne des leçons de droits de l’homme à l’Arabie saoudite ou à d’autres?" interroge-t-il. Et c’est "pareil pour la France qui n’a pas une histoire très glorieuse sur les droits de l’homme".
"Ces pays sont très mal placés pour donner des leçons. Ça ne veut pas dire qu’il est normal de tuer un journaliste saoudien atrocement, mais il faut préciser que les tueurs ne sont pas uniquement des Saoudiens", conclut-il.
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