Sanctionnés par la CEDEAO, Bamako, Conakry et Ouagadougou ont-ils une chance de s’en sortir?

Bamako - Sputnik Afrique, 1920, 27.01.2022
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Dans un entretien à Sputnik, le géopoliticien Abdelkader Soufi estime, à la suite des coups d’État qui ont eu lieu dans certains pays africains, que le temps est venu pour l’Afrique d’avoir sa monnaie d’échange unique et d’enterrer définitivement le Franc CFA et toutes les organisations enfantées par le néocolonialisme.
Après les dures sanctions économiques et financières imposées au Mali et à la Guinée-Conakry, en réaction aux coups d’État effectués par la junte militaire dans ces deux pays, la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) s’apprête ce vendredi 28 janvier à faire subir la même chose au Burkina Faso. Ces mesures affaiblissent considérablement les économies de ces pays déjà fragiles depuis plusieurs années, notamment dans le contexte de la pandémie de Covid-19.
Que peuvent-ils faire pour résister à ces sanctions et maintenir leur activité économique? Est-il possible pour eux de sortir du Franc CFA et de lancer des monnaies nationales indépendantes?
Dans cette optique, quels rôles pourraient jouer la Russie, la Chine et l’Iran pour aider ces États, militairement et économiquement? Les puissances africaines comme l’Afrique du Sud, l’Algérie et le Nigeria peuvent-elles accompagner ces pays du Sahel et de l’Afrique centrale et de l’Ouest?
Pour répondre à ces questions, Sputnik a sollicité le concours d’Abdelkader Soufi, enseignant-chercheur en géopolitique et politiques de Défense. Pour lui, "ces sanctions, qui restent par ailleurs insignifiantes et inopérantes, ont le mérite de lever le voile sur le secret, en terme de système de fonctionnement, du Franc CFA, bien gardé loin des yeux de l’opinion publique africaine et française. L’annonce faite par l’actuel Président malien, le colonel Assimi Goïta, faisant part de son intention de quitter la zone du Franc CFA et de créer une monnaie nationale au cœur du problème qui maintient l’Afrique dans le sous-développement depuis 1945. En effet, c’est la pauvreté, le manque d’infrastructure, d’industrie, d’agriculture et de formation qui sont à l’origine de la dislocation sociale et ethnique des pays africains, qui les rend vulnérable aux activités criminelles et terroristes qui sont en réalité leur corollaire".

"La souveraineté nationale, c’est la souveraineté sur la monnaie"

Le 9 janvier, la CEDEAO a annoncé la fermeture des frontières avec le Mali, le gel des avoirs de ce pays au sein de la Banque centrale des États d'Afrique de l'Ouest (BCEAO), la suspension de toute aide financière aux institutions maliennes ainsi que la suspension des transactions avec Bamako, à l'exception de tout ce qui est médical et des produits de première nécessité. L’organisation ouest-africaine a également décidé de rappeler les ambassadeurs au Mali de tous ses pays membres.
"Au-lendemain de leur indépendance politique, les 16 pays africains membres de la zone Franc CFA, créée déjà en 1945 par le général De Gaulle, puis de la CEDEAO, créée en 1975, n’ont pas réussi à décrocher leur souveraineté monétaire, ce qui a transformé en une coquille vide de sens et de vie le fait d’avoir un drapeau, un territoire et une armée", affirme M.Soufi, rappelant qu’"une indépendance politique réelle est impérativement suivie du droit régalien inaliénable de battre monnaie!".
Et d’ajouter que "c’est le droit d’émettre sa propre monnaie qui permet à un État-Nation d’exister, en maîtrisant sa Banque centrale, ses banques commerciales et tous les circuits financiers du pays afin d’avoir les moyens de financer les projets de développement structurants en y associant le génie créatif de son peuple". Or, déplore-t-il, "la Côte d'Ivoire, le Togo, le Bénin, le Burkina-Faso, le Mali, le Niger, le Sénégal, la Guinée-Conakry et la Guinée-Bissau, pays membre de la Banque centrale des États de l'Afrique de l'Ouest (BCEAO), le Gabon, le Congo-Brazzaville, le Cameroun, la République Centrafricaine, le Tchad et la Guinée Équatoriale, pays membres de la Banque des États de l'Afrique centrale (BEAC), et enfin la République Fédérale Islamique des Comores, ont commis une grave erreur politique. En effet, ils ont renoncé à leur souveraineté monétaire au profit de l’ancienne puissance colonisatrice. Et c’est là où se trouve le nœud gordien de la cause fondamentale de la pauvreté structurelle de ces pays, appelés plus que jamais à corriger cette erreur".

"Un système de pillage méthodique et massif"

Pour M.Soufi, le Franc CFA et toutes ses institutions financières et politiques constituent en soi "un système de vol et de pillage méthodique et massif des pays africains, maintenus dans le sous-développement, les famines, les guerres et enfin le terrorisme. Ce sont les dirigeants français eux-mêmes qui avouent à visage découvert leurs crimes économiques commis contre les peuples d’Afrique. Tout le monde se souvient des déclarations de feu l’ex-Président Jacques Chirac, après avoir quitté le pouvoir: +On oublie seulement une chose: c'est qu'une grande partie de l'argent qui est dans notre porte-monnaie vient précisément de l'exploitation depuis des siècles de l'Afrique. Pas uniquement, mais beaucoup vient de l'exploitation de l'Afrique. Alors il faut avoir un petit peu de bon sens. Je ne dis pas de générosité, mais de bon sens, de justice pour rendre aux Africains, je dirais, ce qu'on leur a pris; d'autant que c'est nécessaire si l'on veut éviter les pires convulsions ou difficultés avec les conséquences politiques que ça comporte dans le proche avenir+".
Et d’expliquer que depuis sa création, "le Franc CFA demeure toujours une propriété à part entière de la France qui en contrôle naturellement les mécanismes de fonctionnement dans le sens de ses intérêts. Ainsi, la France s’est octroyé le droit et le pouvoir de choisir, en dernier ressort, qui entre ou qui sort de la zone du Franc CFA. Il y a lieu de rappeler que lorsque le Mali l’a quittée en juillet 1962, il lui a fallu mener, entre 1967 à 1984, d’âpres et longues négociations avec la France pour rendre effective sa réintégration. Chaque membre de la zone a un compte d’opérations ouvert au Trésor français au nom de sa banque centrale. Les pays membres de la zone sont obligés à ce jour de déposer 50% de leurs avoir en devises et une bonne partie de leurs réserves en or en France, contre quoi cette dernière imprime à Chamalières, près de Clermont-Ferrand, des Franc CFA qu’elle leur retourne. Ainsi, c’est la Banque de France qui achète ou vend quotidiennement les devises sur le marché des changes pour le compte des institutions d’émission africaines. Depuis que le Franc CFA est indexé à l’euro, l’UE détient également le levier des finances publiques des États africains".

Comment sortir de la domination?

Vu l’état où se trouvent la majorité de leurs économies, pour déchirer la camisole de force de la domination financière et monétaire, "les pays africains doivent se décider fermement et rapidement à créer une monnaie unique d’échange africaine, ce qui permettra de mettre fin au Franc CFA", affirme l’interlocuteur de Sputnik, soulignant que "ce n’est pas une entreprise de tout repos. En effet, plusieurs chefs d’État africains, ayant tenté dans le passé de battre monnaie dans leur pays, ont été assassinés, dont le plus célèbre est le Burkinabè Thomas Sankara. En 2011, Mouammar Kadhafi, qui avait proposé la création d’une monnaie unique africaine indexée à l’or, a été également liquidé dans d’atroces conditions devant les caméras de chaînes internationales. Il va sans rappeler que c’est la France, le Royaume-Uni, la Turquie et l’Otan qui l’ont assassiné et détruit la Libye à dessein, pour qu’elle serve de leçon à qui de droit".
Afin d’avancer dans ce projet, qui donnera certainement à l’Afrique les moyens de son développement scientifique, technologique, industriel, éducatif, sanitaire, infrastructurel et culturel, "quatre pays, vu leur poids économique, démographique et militaire, sont appelés à jouer un rôle déterminant. Il s’agit de l’Afrique du Sud, du Nigeria, de l’Algérie et de la Côte d’Ivoire, le poids lourds de la CEDEAO", estime-t-il.
Mardi 25 janvier, plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées à Ouagadougou, à l'appel des militaires burkinabè. Comme lors des manifestations au Mali, certains arboraient des pancartes hostiles à la CEDEAO et à la France ainsi que des drapeaux russes.
À ce titre, Abdelkader Soufi considère que "l’arrivée en force en Afrique de la Chine -sur le plan économique et de l’investissement, notamment dans les infrastructures, l’eau et l’énergie-, de la Russie -sur le plan militaire et sécuritaire- et de l’Iran -sur le plan économique, sécuritaire et technologique-, les Africains ont une chance de se défaire des griffes du néocolonialisme avec intelligence et clairvoyance, en négociant des partenariats justes, respectueux et gagnants-gagnants", conclut-il.
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