RDC: quand "Fantômas" bouscule la quiétude de la République

Kinshasa - Sputnik Afrique, 1920, 14.02.2022
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L’interpellation du conseiller spécial en matière de sécurité de Félix Tshisekedi continue de faire des remous à Kinshasa. Entre "tentative de déstabilisation des institutions" et guerre des clans, c’est le cœur même du pouvoir qui est secoué. Analyse pour Sputnik de Patrick Mbeko, spécialiste de la région.
Le Président de la République démocratique du Congo (RDC), Félix Tshisekedi, a procédé, mercredi 9 février 2022, à la nomination de Jean-Claude Bukasa au poste de conseiller spécial par intérim en matière de sécurité. La désignation de ce membre de l’Union pour la démocratie et procès social (UDPS), le parti au pouvoir, à cette fonction stratégique marque un tournant dans ce qu’il convient d’appeler "l’affaire François Beya", du nom de l’ancien conseiller spécial du chef de l’État congolais tombé en disgrâce quelques jours plus tôt. Bukasa était l’assistant de Beya avant d’être propulsé sur le devant de la scène après la mise à l’écart de son supérieur hiérarchique, à la grande stupéfaction des Congolais et des observations étrangers.
Il faut dire que l’interpellation de "Fantômas" (surnom donné à François Beya) par l’Agence nationale de renseignement (ANR), le 5 février, a fait l’effet d’une bombe dans le microcosme politique congolais, mais aussi dans la région des Grands Lacs où l’homme a de nombreuses entrées. C’est l’affaire qui tient en haleine toute la République démocratique du Congo depuis plusieurs jours maintenant, et cela se comprend au regard du pedigree du personnage.

Entre "tentative de déstabilisation des institutions" et guerre des clans

Dès l’annonce de l’interpellation de Beya, Félix Tshisekedi, qui participait à un sommet de l’Union africaine à Addis-Abeba, en Éthiopie, a dû écourter son voyage pour revenir en urgence en RDC. Que reproche-t-on au désormais ancien "Monsieur sécurité" du chef de l’État congolais?
La situation semble très floue et aucune information n’a filtré jusqu’à présent sur les raisons de son interpellation. Dans une déclaration lue à la télévision publique au soir du 8 février, le porte-parole de la présidence, Kasongo Mwema, a indiqué que l’interpellation de François Beya, qui passe ses nuits dans les locaux de l’ANR, relevait de la sûreté de l’État. Soulignant qu’"aucune tentative de déstabilisation de nos institutions démocratiques ne sera tolérée", il a ajouté que les enquêtes se poursuivent et que "les enquêteurs disposent d’indices sérieux attestant d’agissements contre la sécurité nationale".
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Au sein du pouvoir congolais comme dans les services de sécurité, les avis divergent. La plupart des personnes proches de Félix Tshisekedi sont d’avis que François Beya a voulu orchestrer un putsch contre le pouvoir. Reste que personne n’avance de preuve concrète pour étayer cette accusation, mais certains proches de Tshisekedi mettent en avant les liens de l’ancien "Monsieur sécurité" avec l’ancien Président Joseph Kabila, qui semble être en froid avec son successeur, ou encore des réunions obscures auxquelles aurait participé "Fantômas" pour déstabiliser les institutions. À la question de savoir pourquoi on n’entend pas parler d’autres personnes dans la préparation présumée du complot, un conseiller du Président a confirmé à Sputnik que "des têtes allaient tomber" dans les jours et semaines à venir. "La panique est totale dans le camp des comploteurs", a-t-il ajouté.
Si certains proches collaborateurs de Félix Tshisekedi sont persuadés qu’il n’y a pas de fumée sans feu concernant le cas "Fantômas", les quelques membres des services de renseignement congolais approchés par Sputnik restent circonspects. Un membre de la Demiap (renseignement militaire) de fustiger "l’amateurisme" de l’ANR dans la gestion du dossier. À l’instar d’un vétéran de la même ANR qui s’est confié à Sputnik, il doute du bien-fondé des accusations visant "Fantômas": "C’est un vrai professionnel. Même s’il voulait déstabiliser les institutions, il n’allait pas faire ce qu’on semble lui attribuer là quand même", a-t-il lâché.
La version d’une guerre des clans au sein du pouvoir congolais semble, jusqu’à présent, emporter la conviction de plusieurs observateurs congolais et étrangers qui suivent l’affaire. En effet, entre "Fantômas" et plusieurs conseillers à la présidence, le courant ne passait pas. Les rapports étaient particulièrement tendus avec Fortunat Biselele (alias Bifor), le conseiller privé de Félix Tshisekedi que "Fantômas" avait voulu auditionner, sans succès, dans le cadre d’une affaire minière controversée dans laquelle étaient impliqués plusieurs proches de Tshisekedi.
Un autre sécurocrate du système semble avoir accueilli la nouvelle de l’arrestation de "Fantômas" avec des haussements d’épaule. Ce qui le dérange, "c’est la manière de faire", lâche-t-il un peu dépité. "C’est comme si on voulait vraiment l’humilier", ajoute-t-il. À la question de savoir les raisons derrière cette façon de procéder, il donne une explication tout aussi surprenante que l’arrestation de l’ancien "Monsieur sécurité": la rivalité ethnique. "Depuis le début de tout ça, il n’y a que les gens de Kananga qui meurent ou qui sautent", avance-t-il.
Kananga, c’est le chef-lieu du Kasaï-Central d’où est originaire François Beya. Ce dernier comme Félix Tshisekedi et la plupart des conseillers de la présidence sont originaires de l’espace du Grand-Kasaï. Donc originaire du même groupe ethnique, à la nuance près que le Président congolais et le chef de l’ANR, qui a procédé à l’arrestation de "Fantômas", sont du Kasaï occidental alors que Beya, on l’a dit, est du Kasaï-Central. Entre les populations des deux Kasaï règne une rivalité et une animosité qui ne disent pas leur nom. Et depuis l’arrivée au pouvoir de Félix Tshisekedi, cette rivalité ancienne règne de plus belle, à en croire plusieurs. "Fantômas" en serait-il victime? C’est un élément à prendre en considération, au moins, dans l’équation, estime l'interlocuteur de Sputnik.
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Quoi qu’il en soit, les anecdotes de certains conseillers de la présidence témoignent de l’animosité qui existait entre "Fantômas" et certains proches de Félix Tshisekedi, notamment ceux provenant de la diaspora. "Il [François Beya, ndlr] se prenait pour Dieu le père", lâche un conseiller au détour d’une critique acerbe en règle contre l’ancien conseiller spécial. Toutes ces critiques, conjuguées à l’interpellation de "Fantômas", mettent à nu les divisions profondes qui minent le régime Tshisekedi. Dans la région, la saga Beya est suivie de très près compte tenu des entrées que l’homme avait dans plusieurs capitales...

"La boîte noire de la République"

Que l’on soit jeune ou vieux, le nom François Beya en RDC ne laisse pas indifférent en raison de la longévité du personnage dans les arcanes de différents régimes qui se sont succédé en RDC ces trois dernières décennies. En effet, Beya, 67 ans, a intégré les services de sécurité à l’époque du Zaïre (ancienne dénomination de la RDC jusqu’en mai 1997) du naréchal Mobutu. Pur produit du système sécuritaire, il a été formé par les Américains et les Israéliens. Évoluant tout d’abord auprès de l’ancien tout puissant conseiller spécial en matière de sécurité de Mobutu, Seti Yale, il a rejoint le Conseil national de sécurité pendant la période tumultueuse de la transition dans les années 1990.
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Après la chute du régime Mobutu en mai 1997, François Beya prend le chemin de l’exil avant de retourner en RDC une année plus tard. Il intègre ensuite l’ANR avant d’être bombardé à la tête de la Direction générale des migrations (DGM) par l’ancien Président Joseph Kabila. Il y restera pendant 12 ans avant d’être élevé, en février 2019, au rang de conseiller spécial en matière de sécurité par Félix Tshisekedi qui venait de succéder à Kabila. Depuis sa nomination à ce poste, Beya a coordonné la sécurité de l’État via le Conseil national de sécurité qu’il présidait jusqu’à son arrestation. Tous les dossiers sensibles passaient par lui.
Avec un tel parcours et le bagage qui vient avec, affirmer que François Beya est détenteur de nombreux secrets d’État est un euphémisme. "C’est la boîte noire de la République", avance encore le vétéran des services de sécurité congolais susmentionné. Pas surprenant que son interpellation par l’ANR ait fait l’effet d’une bombe à fragmentation dans les hautes sphères du pouvoir congolais, mais aussi dans les services de sécurité. En outre, c’est le cœur même du pouvoir congolais qui est secoué, et cela pourrait avoir des conséquences inattendues sur l’avenir du régime Tshisekedi qui semble déjà s’écrire en pointillés...
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