Le «dialogue national» engagé au Sénégal, «nécessaire» ou «jeu de dupes»?

© Photo © Présidence du SénégalMacky Sall, Président du Sénégal, à la cérémonie du dialogue national le 28 mai 2019 à Dakar.
Macky Sall, Président du Sénégal, à la cérémonie du dialogue national le 28 mai 2019 à Dakar.  - Sputnik Afrique
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Au Sénégal, un ex-ministre va diriger le processus du «dialogue national» lancé fin mai. Les avis sont partagés sur cette concertation, voulue par le Président Macky Sall. Elle est «nécessaire» pour le pays, affirme à Sputnik Alioune Tine, figure de la société civile alors que l’éditorialiste Abdoulaye Bamba Diallo n’en voit pas la nécessité.

«Pour cette mission, Famara Ibrahima Sagna est excellent, on ne peut pas avoir quelqu’un de meilleur que lui, au regard de son expérience, des principes qui l’animent, de ses vertus. C’est lui qui a inventé une administration électorale neutre ici, au Sénégal, dans les années 1990», a jugé Alioune Tine, fondateur en septembre 2018 d’Africajom Center, un think tank travaillant sur les questions d’innovation démocratique, d’État de droit, de droits de l’homme, les problèmes d’insécurité et d’environnement.

Alioune Tine est l’une des figures de la société civile les plus réputées au Sénégal et à l’étranger. Il a dirigé des ONG de défense des droits de l’homme comme la Rencontre africaine pour la défense des droits de l’Homme (RADDHO) et le bureau d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest. Il se félicite dans un entretien à Sputnik du choix de Famara Ibrahima Sagna, 80 ans, ancien ministre de l’Intérieur et de l’Économie et des Finances, pour diriger le «dialogue national» lancé au Sénégal par le Président Macky Sall.

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Ce dernier a été élu pour la première fois Président du Sénégal en 2012 et réélu au premier tour de scrutin le 24 février 2019 avec un peu plus de 58% des voix face à quatre candidats, dont Idrissa Seck, un ancien Premier ministre, et Ousmane Sonko, un député. Ses adversaires ont contesté les résultats et déclaré qu’ils ne le reconnaissaient pas comme Président, décidant cependant de ne pas recourir à la justice.

En prêtant serment pour son second mandat, le 2 avril, Macky Sall a appelé à un «dialogue sans exclusive; un dialogue constructif et ouvert à toutes les forces vives du pays; forces politiques, économiques et sociales». Et le 28 mai, il a convié à la présidence des représentants de diverses composantes de la société pour la cérémonie de lancement du dialogue national, afin de «discuter des questions politiques, sociales et économiques du pays».

La rencontre a rassemblé des représentants de la classe politique (ministres, députés, élus locaux, majorité présidentielle, opposition), de la société civile, des syndicats, des chefs religieux et coutumiers. Issa Sall, l’un des quatre candidats battus par Macky Sall à la résidentielle, y a assisté, une démarche fustigée devant la presse par Ousmane Sonko. Le Parti démocratique sénégalais (PDS), formation de l’ex-président Abdoulaye Wade, a décliné l’invitation, mais l’un de ses responsables, Oumar Sarr, s’y est en rendu à titre personnel, selon la presse locale.

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Lors de la cérémonie, Famara Ibrahima Sagna a donc été nommé à la tête du Comité de pilotage du dialogue national par Macky Sall, qui l’a jugé «particulièrement indiqué et habilité pour coordonner l’animation de cet exercice hautement important pour le devenir de la nation sénégalaise».

© Photo © Présidence du SénégalPoignée de main entre le Président sénégalais Macky Sall (à gauche) et Famara Ibrahima Sagna (à droite, avec des lunettes noires), chargé de conduire le processus du dialogue national, le 28 mai 2019
Le «dialogue national» engagé au Sénégal, «nécessaire» ou «jeu de dupes»? - Sputnik Afrique
Poignée de main entre le Président sénégalais Macky Sall (à gauche) et Famara Ibrahima Sagna (à droite, avec des lunettes noires), chargé de conduire le processus du dialogue national, le 28 mai 2019

La nomination de cet administrateur civil de formation et analyste financier de vocation a largement été saluée au Sénégal.

© Photo © Coumba SyllaAlioune Tine, défenseur des droits de l’Homme et figure de la société civile au Sénégal, intervenant lors d'un évènement organisé par l'école de journalisme E-jicom le 20 décembre 2018 à Dakar.
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Alioune Tine, défenseur des droits de l’Homme et figure de la société civile au Sénégal, intervenant lors d'un évènement organisé par l'école de journalisme E-jicom le 20 décembre 2018 à Dakar.

Quelques jours après la désignation de Famara Ibrahima Sagna, quatre autres personnalités ont été nommées dans une commission pour conduire le volet politique du dialogue national. Le chef de cette commission est Mamadou Niang, général et ancien ministre de l’Intérieur. Ses autres membres sont Babacar Kanté, ancien vice-président du Conseil constitutionnel, Alioune Sall, juge à la Cour de justice de la Commission Économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et Abdou Mazide Ndiaye, membre de la société civile. Alioune Tine a regretté l’absence dans cette commission de femmes et jeunes, espérant que les autorités pourraient «rattraper cette erreur» dans les prochains jours.

Aucun calendrier officiel n’a été communiqué, ni pour les travaux du dialogue national ni pour les structures qui seront chargées des différents volets, mais le fondateur d’Africajom Center souhaite que les discussions annoncées rassemblent autant de monde que possible et n’excluent aucune question, même si l’accent semble mis au départ sur les questions politiques. Et, de ce point de vue, le dialogue national est «nécessaire» et «utile».

«Pour nous, la justification du dialogue est une nécessité absolue. La construction d’un horizon commun d’un nouveau Sénégal n’appartient pas seulement aux politiques, elle appartient à tous les citoyens et demande la mobilisation de tous les citoyens. Le dialogue national aurait dû avoir lieu depuis 2000, de mon point de vue, avec l’Alternance», lorsque le libéral Abdoulaye Wade a été élu face au socialiste Abdou Diouf, dont le parti dirigeait le Sénégal depuis 40 ans, a soutenu Alioune Tine.

© Sputnik . © Coumba Sylla pour SputnikDes affiches de la campagne électorale de Macky Sall datant de février 2019 sont encore visibles dans certaines rues à Dakar le 3 juin 2019.
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Des affiches de la campagne électorale de Macky Sall datant de février 2019 sont encore visibles dans certaines rues à Dakar le 3 juin 2019.

Après douze ans à la tête du Sénégal, Abdoulaye Wade a été battu à la Présidentielle par Macky Sall en 2012. Mais ces changements de Présidents n’ont pas forcément amélioré la gouvernance politique dans le pays, d’après Alioune Tine.

«Les alternances n’ont pas permis de renforcer les acquis. On est dans une instabilité constitutionnelle et institutionnelle permanente. Chaque Président qui arrive fait comme si rien ne s’était passé» avant sa prise de fonctions. «On dit que nous sommes une démocratie majeure et nous n’arrivons pas à avoir une démocratie ni quantitative ni qualitative», regrette-t-il, évoquant les contestations récurrentes autour des élections dans le pays. Donc, a-t-il insisté, «le dialogue, c’est nécessaire et utile».

Tout le monde n’est pas de cet avis dans le pays. C’est le cas de Yoro Dia, politologue sénégalais, qui prévoit un «débat digne du sexe des anges» dans une tribune publiée par plusieurs médias locaux dont le journal Le Quotidien dans son édition du 22 mai 2019.

Au Sénégal, «nous sommes toujours à la recherche de l’art de perdre du temps, parce que nous sommes entre le marteau d’une classe politique qui fait tout pour ne pas aborder les vraies questions et l’enclume d’une société civile composée en majorité de rentiers de la tension. Une tension souvent artificielle qui leur permet de survivre et d’exister médiatiquement», a fustigé Yoro Dia.

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Abdoulaye Bamba Diallo, journaliste, patron de presse et éditorialiste, abonde dans le même sens, dans un entretien à Sputnik. Il est l’un des responsables du site d’information NHnews, créé après la cessation de la parution en 2018, de son hebdomadaire Nouvel Horizon. Ce magazine a été publié pendant 21 ans.

«Je constate une chose: nous ne sommes pas dans une situation qui suscite la tenue d’un dialogue national. Il n’y a ni crise politique, ni crise institutionnelle, ni blocage des institutions, ni crise sociale majeure. Je ne vois pas en quoi, juste au lendemain d’une élection présidentielle remportée par quelqu’un au premier tour,  il est utile de convoquer un dialogue national», a avancé Abdoulaye Bamba Diallo. «À quoi sert cette histoire, que je considère comme un jeu de dupes?», s’est-il interrogé.

Il rappelle qu’une commission mandatée par Macky Sall lui-même avait été chargée, en 2012, de mener une concertation sur les réformes institutionnelles à initier dans le pays. Cette commission a remis ses recommandations au Président. Ce dernier «en a choisi quelques-unes qui lui convenaient et a jeté le reste aux orties», a indiqué l’éditorialiste.

«Je ne pense pas qu’aujourd’hui le dialogue puisse aller dans le sens ni des réformes institutionnelles ni des réformes constitutionnelles», a poursuivi Abdoulaye Bamba Diallo.

© © Présidence du SénégalMacky Sall, Président du Sénégal, à la cérémonie du dialogue national le 28 mai 2019 à Dakar.
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Macky Sall, Président du Sénégal, à la cérémonie du dialogue national le 28 mai 2019 à Dakar.

Pour Alioune Tine, le boycott annoncé par certains opposants ou le scepticisme concernant le dialogue national n’atténue en rien sa nécessité et son utilité.

«Pour moi, le boycott est une forme de participation au dialogue national, on n’est pas à l’intérieur, mais à l’extérieur et parfois, cela permet de mettre du contenu. Il faut laisser les gens libres de choisir d’être dedans ou de ne pas être dedans», a-t-il estimé, en s’interrogeant toutefois sur la pertinence d’une politique de la chaise vide, au regard des enjeux des discussions programmées.

Selon Alioune Tine, les décisions qui en seront issues sont appelées à «engager tout le monde». Il a assuré que la société civile veillera à ce qu’elles soient prospectives, en pensant notamment à la gestion des gisements de gaz et de pétrole découverts récemment au Sénégal et à la politique sécuritaire, dans une région marquée par des opérations sanglantes de groupes djihadistes.

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Il a révélé que son think tank a mis en place, avec différents acteurs, une plateforme «qui est le cadre de concertation et d’action des forces vives de la nation», travaillant déjà sur «du contenu, une feuille de route, des termes de références».

«On invite tout le monde à aller au dialogue. Aujourd’hui, le Sénégal est devenu un pays attractif, qui suscite beaucoup de convoitises sur le plan international. Nous allons avoir des acteurs externes qui sont beaucoup plus puissants que nos États, dont certains peuvent même créer et alimenter des conflits. C’est une menace supplémentaire pour la sécurité nationale», en plus des groupes djihadistes. «Tout cela fait que dans cette situation, nous avons besoin d’être unis, forts et solidaires face à ces défis», a-t-il conclu.

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