Niqab en Tunisie: «Montrez-moi patte blanche ou je n’ouvrirai point»

© Sputnik . Natalia SeliverstovaTunisie, mer Méditerranée
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Quelques jours après avoir connu deux attentats terroristes, la Tunisie a interdit le niqab dans les établissements publics. Si la mesure ne soulève pas de sérieuses oppositions au-delà des plateaux télévisés ou des réseaux sociaux, elle pourrait s’étendre à tout l’espace public, estiment des experts sécuritaires questionnés par Sputnik.

À la fin, il n’en fut rien. Rictus, acquiescements forcés, ou «trop peu trop tard», se sont neutralisés dans un consensus qui ne dit pas son nom. À l’image de la palette chromatique, dessinant les contours de la gouvernance tunisienne, depuis 2014, An III de la Révolution. Encore qu’en l’occurrence, le consensus brassât bien plus large qu’une alliance contre-nature, entre islamistes et progressistes. De fait, mêmes les voix qui ont longtemps fait des champs du populisme leur pâture de prédilection, ont observé, ce jour-là, un silence gêné, à défaut d’être digne. L’interdiction de «dissimuler son visage» dans les établissements publics en Tunisie, prise par circulaire du chef du gouvernement, vendredi 5 juillet 2019, ne fit donc l’objet d’aucune polémique sérieuse. Ce fut presque un non événement, huit jours après le double attentat suicide revendiqué par Daech*, qui a fait deux morts dans la capitale Tunis.

une femme portant le niqab - Sputnik Afrique
Suite au double attentat en Tunisie, le niqab sera interdit dans les institutions publiques
Pourtant, en mars 2016, le groupe parlementaire El Horra, dont le parti Machrouu Tounes avait fait scission du parti présidentiel Nidaa Tounes, n’avait pas réussi à faire adopter une proposition de loi sur l’interdiction du port du voile intégral dans les espaces publics. Concocté dans le contexte de «la bataille de Ben Guerdane», du nom de l’insurrection djihadiste matée par l’armée avec le concours de la population, dans l’extrême sud-est du pays, le texte a rencontré une forte opposition, notamment au sein du parti islamiste Ennahdha, et sa discussion du texte a été renvoyée aux calendes grecques.

«Il s’agissait, à l’époque, d’une proposition de Machrouu Tounes, un parti dans lequel Ennahdha rangeait parmi les "éradicateurs" [farouches anti-islamistes, ndlr]. Bien que le texte s’adossât à des considérations sécuritaires, il n’en paraissait pas moins fortement idéologique, aux yeux d’Ennahdha», explique à Sputnik l’éditorialiste et analyste politique Zied Krichen, en dressant la comparaison avec le chef du gouvernement Youssef Chahed, assimilé à un «allié» d’Ennahdha.

An Egyptian woman wearing Isalmic niqab, which covers everything but the eyes, buys a puppet as she celebrates Islamic Eid al-Adha, or Feast of the Sacrifice, in Cairo, Egypt, Sunday, Nov. 6, 2011. - Sputnik Afrique
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Pourtant, le député Ennahdha Samir Dilou se défendait en mars 2016 «de questionner les arrières pensées», puisque «ce que j’ai sous les yeux, ce n’est pas le groupe parlementaire El Horra, mais une proposition de loi présentée par ce même groupe parlementaire», plaidait-il sur le plateau de la chaîne de télévision privée Ettounsiya. Le texte ne lui paraissait «problématique» que dans la mesure où il semblait étendre l’interdiction du port du voile intégral à l’espace public, voie publique compris. Ce qui n’est pas le cas, aujourd’hui, de la circulaire de Youssef Chahed, à laquelle il explique à Sputnik, «ne pas être opposé».

«Le chef du gouvernement a un pouvoir réglementaire général, et ses attributions lui permettent de réglementer l’accès aux administrations, surtout dans un contexte de guerre contre le terrorisme. On peut bien prendre des dispositions définissant les modalités de l’exercice d’une liberté ou d’un droit, sans pour autant interdire le droit ou la liberté en question. Quant à ce qui est de l’interdiction du port du niqab dans la rue, une telle décision ne relève pas des compétences du chef du gouvernement, puisqu’elle relève du domaine de la loi», explique encore Samir Dilou, avocat de profession.

Pourtant, c’est bien à «un glissement» de l’interdiction vers l’espace public auquel l’application de cette circulaire pourrait donner lieu, d’après Fakhri Louati, chercheur consultant en prévention de radicalisation violente, qui s’est exprimé à Sputnik. «Si on interdit le port du niqab dans les établissements publics, cela rejaillira forcément sur son port dans l’espace public. Indirectement, une telle mesure pousse vers la généralisation de l’interdiction du port du niqab dans l’espace public», abonde dans le même sens Ali Zeramdini, colonel-major à la retraite de la gendarmerie tunisienne, consulté par Sputnik.

«La circulaire concerne l’administration publique, mais elle est faite pour aller au-delà. Mais il faut dire aussi qu’il y a une inquiétude concernant l’administration publique "front office", dont les postes de police, que les femmes portant le niqab peuvent être amenées à fréquenter», précise, pour sa part, Fakhri Louati.

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Les locaux sécuritaires semblent de fait, dans la ligne de mire des terroristes. Le 27 juin, une première bombe humaine a visé une patrouille de la police municipale, en plein centre-ville, faisant deux morts. La seconde a détonné à proximité du bureau de la police judiciaire, dans la périphérie sud de la capitale. La rumeur, démentie par le ministère de l’Intérieur, voulait qu’Aymen Smiri, le cervelet des deux attentats, ait enfilé un niqab pour déjouer, pendant quelques jours, la vigilance des forces spéciales qui le traquaient. Alors que celles-ci donnaient l’assaut, le 2 juillet, le jeune terroriste se fit finalement exploser, en plein cœur de la Cité Intilaka, un quartier populaire de Tunis. Bilan: nuisances sonores dues à la déflagration, infligées aux riverains et aux chats errants.

«Cité Intilaka, encerclé, un terroriste se fait exploser là où la densité en Afrique du Nord est la plus forte (sic), sans même blesser un chat. #essaie_toujours Bonne nuit»

 

Le contexte de ces attentats, encore que leur bilan ne fût pas lourd, la rumeur sur la tenue vestimentaire du terroriste, bien que démentie par le ministère de l’Intérieur, garantirent, néanmoins, à la circulaire de bonnes conditions de réception. Rumeur ou pas, Ali Zeramdini croit dur comme fer à la corrélation entre le niqab et le fait criminel… y compris terroriste, sa manifestation la plus redoutable.

«Même si cette circulaire s’inscrit dans le contexte de la lutte contre le terrorisme, il ne faut pas oublier que le niqab peut être utilisé à des fins malveillantes même dans des crimes de droit commun. Dans ce cas, comme dans le cas du terrorisme, son port participe du camouflage, qui est, dans la doctrine militaire, un acte élémentaire du combattant loyaliste… mais aussi du criminel ou du terroriste», précise-t-il à Sputnik.

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C’est toute la question de la prévention de l’acte terroriste. Dans un pays où les attentats ont été perpétrés «à visage découvert», l’utilité présumée de cette mesure serait, selon Fakhri Louati, dans «la réduction de la marge de manœuvre des personnes recherchées, le glissement établissement public-espace public aidant».

«La circulaire opèrera comme un levier pour permettre d’identifier, plus facilement et au-delà des établissements publics, stricto sensu, des femmes qui évoluent dans des cercles fermés où peuvent se retrouver terroristes et autres délinquants recherchés par la police. Il faut savoir que des femmes portant le niqab peuvent être d’une grande utilité pour les terroristes, puisqu’elles sont une source d’information, et surtout, le moyen le plus sécurisé pour la transmission de cette information. Un rôle d’autant plus dangereux que ces mêmes femmes peuvent être inconnues des services, en raison de l’anonymat que leur procure leur tenue vestimentaire…», précise Fakhri Louati.

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En attendant que le glissement se produise, ou pas, Ennahdha s’accommode tant bien que mal de ce texte. L’une des rares interventions du parti sur cette question aura été celle de sa députée Latifa Habachi, qui a déclaré, au sujet de la circulaire, qu’elle «ne concerne pas le niqab, et ne le mentionne pas du tout. Le texte s’est contenté d’interdire à toute personne dissimulant son visage, ou refusant de s’identifier [d’accéder à une administration]. Ce sont, là, des questions essentielles dans la guerre de la Tunisie contre le terrorisme, et le parti Ennahdha les soutient sans réserve».

«On peut considérer que cette déclaration reflète la position du parti», a répondu laconiquement à Sputnik le porte-parole d’Ennahdha, Imed Khemiri.

Engagé dans «une quête de respectabilité», depuis quelques années, le parti essaie de ne pas renier son étiquette islamiste, sans trop s’en encombrer non plus. Au-delà du costume cravate récemment arboré par son chef historique, lors de sa visite en France, le parti fait feu de tout bois pour montrer patte blanche. Séparer le politique du religieux, renforcer son ancrage tunisien, respecter -plus qu’aucun autre parti- l’exigence de la parité sur ses listes électorales, et jusqu’à adouber un Tunisien de confession juive lors du scrutin municipal! Dans un contexte géopolitique défavorable à sa mouvance-mère, les Frères musulmans*, nombreux sont ceux qui, parmi ses adversaires, ne croient pas à la sincérité du tournant.

«Leur position sur cette circulaire est à lire dans le contexte d’une évolution qu’ils revendiquent, mais aussi d’un moment politique qui n’est plus le même qu’il y a quelques années. Le contexte électoral joue, et à ce titre, ils éviteront de se mettre vent debout pour défendre le niqab pour ne pas être taxés de suppôts du terrorisme. D’autant plus que ce qu’ils visent, désormais, c’est moins l’électorat islamiste, pur et dur, et qui ne devrait pas dépasser les 10%, que celui conservateur. Or, dans cet électorat, le refus du niqab est extrêmement fort», analyse l’éditorialiste Zied Krichen pour Sputnik.

Le même segment électoral qui reste majoritairement opposé à la réforme de l’héritage, voulue par le Président Béji Caïd Essebsi… et décliné par le parti Ennahdha, relève l’analyste tunisien. Mais à quelques mois des élections législatives et présidentielle, la tentation du marketing politique par segmentation électorale pourrait en séduire d’autres. Le chef du gouvernement, auquel on prête des accointances avec le parti islamo-conservateur, serait concerné par la succession à Béji Caïd Essebsi, encore qu’il n’ait rien dévoilé de ses intentions à ce sujet. Du côté du gouvernement, on martèle toutefois que l’adoption de la circulaire a été commandée par le seul intérêt national. Et peu importe si, entre temps, les partisans de Chahed jubilent, devant une présumée démarcation avec le mouvement Ennahdha, dont on pense qu’elle maugrée, fût-ce in peto, contre l’interdiction du port du niqab!

«En politique, tout est affaire de perception. Au sein de l’électorat non islamiste, cette circulaire est perçue, effectivement, comme une forme de démarcation d’Ennahdha, lors même que ce parti ne s’y était pas opposé. De ce point de vue, cela peut être assimilé à un point politique marqué par Chahed», conclut Zied Krichen.

*Organisation terroriste interdite en Russie

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