Décès du Président tunisien: le Maroc a-t-il vraiment manqué d’empathie?

© REUTERS / ZOUBEIR SOUISSIDes journaux locaux présentant une photo du Président tunisien Beji Caïd Essebsi à Tunis, en Tunisie, le 26 juillet 2019.
Des journaux locaux présentant une photo du Président tunisien Beji Caïd Essebsi à Tunis, en Tunisie, le 26 juillet 2019.  - Sputnik Afrique
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Sa Majesté coupable de lèse-République? Sur les réseaux sociaux tunisiens, beaucoup n’en doutent pas. En manquant de décréter un deuil national, et de se faire représenter par son Roi aux funérailles du Président Caïd-Essebsi, le Maroc a manqué au devoir de solidarité maghrébine. Rien n’est moins sûr.

De grosses cylindrées défilent, en cette matinée, en rejoignant le Palais de Carthage. Leurs plaques d’immatriculation, ou les porte-drapeaux dont elles sont équipées, renseignent sur l’identité particulière de leurs occupants. Des membres du gouvernement tunisien, des chefs de missions diplomatiques, de hauts fonctionnaires internationaux et même des chefs d’État. À l’intersection de la Route Nationale 10 (RN 10) avec l’avenue Habib Bourguiba, une file de quelques centaines de personnes observent passivement la noria protocolaire, quelques minutes avant le démarrage des obsèques nationales du Président Béji Caïd-Essebsi. Un cortège retiendra brièvement leur attention. Il est hué pendant quelques secondes, alors qu’il dévale précipitamment la pente avant de gagner les portails du Palais. «C’est le Maroc !», justifient, excitées, des voix dans le public.

© Sputnik . Safwene GriraLa voiture d’un chef de mission diplomatique (Chine) se rendant, le 27 juillet 2019, aux obsèques du Président tunisien, au Palais de Carthage dans la banlieue de Tunis.
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La voiture d’un chef de mission diplomatique (Chine) se rendant, le 27 juillet 2019, aux obsèques du Président tunisien, au Palais de Carthage dans la banlieue de Tunis.

Depuis le décès du Président tunisien, les Tunisiens étaient particulièrement attentifs, et sensibles, aux manifestations de soutien et expressions de sympathie provenant d’autres pays. En toute bienveillance, Algérie, la «Grande sœur», comme se plait à l’appeler parfois à Tunis, a décrété trois jours de deuil national et dépêché sur place son président (provisoire) Abdelkader Ben Salah pour la représenter à ces obsèques nationales. Les voisins de l’Ouest ne furent pas moins courtois, avec trois jours de deuil national annoncés, et la présence de leur Premier ministre, Fayez El Sarraj.

Quoiqu’ayant opté pour une représentativité de moindre envergure, l’Égypte et la Mauritanie ont néanmoins décrété un deuil national de trois jours. Si bien qu’après recensement maghrébin, et même nord-africain, il apparaissait aux Tunisiens que seul Rabat «ne cochait aucune case»: non seulement le Royaume chérifien n’a pas décrété de deuil national après la disparition, le 25 juillet, du Président Caïd-Essebsi, mais en plus, son souverain, Mohamed VI, n’a pas été présent aux obsèques officielles. Il se fera représenter, non pas par son Prince héritier, mais par Moulay Rachid. Le frère cadet du Roi qui «n’est que» l’héritier présomptif du Trône du Maroc, et occupe le troisième rang dans l’ordre dynastique alaouite.

​Pour beaucoup de Tunisiens, la situation devenait d’autant plus incompréhensible que même Cuba, qui n’est pourtant pas connue pour entretenir des liens fusionnels avec la Tunisie, a décidé de rejoindre le club des endeuillés, élargi entre-temps à la Jordanie, au Liban et à la Palestine. Des médias cubains ont, en effet, annoncé que suite à la mort du Président tunisien, le Conseil d’État de la République de Cuba a décrété trois jours de deuil, du 27 au 29 juillet, avec mise en berne des drapeaux dans les édifices publics et militaires.

« Le gouvernement cubain décrète un deuil officiel suite à la mort du Président de Tunisie, Béji Caïd-Essebsi », annonce le journal Diario de Cuba

Bienveillants, certains internautes ont émis l’hypothèse que le Maroc, en tant que Monarchie, ne décrétait probablement point de deuil. Ce à quoi il leur a été répondu par un contre-exemple datant de janvier 2015. Un deuil national de 3 jours, décrété au Maroc à la suite du décès du Roi saoudien.

En réalité, c’est «un cas de force majeur» qui aurait empêché les Marocains de décréter des journées de deuil, comme ils savent le faire en d’autres circonstances. La disparition du Président tunisien coïncidait, en fait, avec la Fête du Trône, qui célèbre, chaque année, l’intronisation du Roi du Maroc. Véritable ciment de la Monarchie marocaine, la Fête du Trône donne lieu, chaque 30 juillet, à un discours solennel du Roi Mohamed VI. C’est le moment habituellement choisi pour annoncer les grandes décisions, ou impulser de nouvelles orientations dans la politique générale du Royaume. Les célébrations officielles et populaires, quant à elles, ne se limitent pas à cette seule journée, mais s’étendent sur plusieurs jours, avant et après le 30 juillet. Si bien que c’est la concomitance de la disparition du Président tunisien avec cette fête de première importance qui a empêché le Maroc de décréter le deuil, a appris Sputnik d’une source diplomatique marocaine.

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De leur côté, les Tunisiens s’étaient montrés particulièrement compréhensifs, et confiants quant aux liens «éternellement fraternels» avec Rabat, a appris Sputnik de source diplomatique tunisienne. D’autant plus que le Maroc a annulé les festivités prévues pour la Fête du Trône devant se tenir à son ambassade de Tunis, «en signe de partage des sentiments de tristesse et de compassion avec la République tunisienne sœur». De son côté, le ministre marocain des Affaires étrangères, Nasser Bourita, s’est déplacé à la Résidence de l’ambassadeur tunisien à Rabat pour annoter le registre des condoléances.

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Toutes les précautions furent ainsi prises pour éviter un malentendu avec les Tunisiens…et de se rendre coupable d’incohérence: En juin 2014, le Roi n’envoyait-il pas un message sur la sécurité de la destination Tunisie, en se baladant, en plein centre-ville, «sans aucun protocole, sans gardes du corps, comme un citoyen ordinaire ?» comme le relevaient , à l’époque, des médias tunisiens?

En revanche, «Selon la tradition royale, le Roi n’assiste jamais aux funérailles des chefs d’État», relève Samir Bennis, un spécialiste de la politique étrangère marocaine, au micro de Sputnik.

«Il charge toujours un de ses proches, soit un son prince héritier, soit son frère, de représenter le Maroc. Feu le Roi Hassan II n’avait pas assisté aux funérailles du Président George Pompidou en 1974, et il avait chargé son Prince héritier Sidi Mohamed, actuel Roi, de le représenter. De même pour les funérailles de Sheikh Zayed Al Nahyan (Président des Émirats Arabes Unis), du Roi saoudien Fahd Ibn Abdelaziz, ou celles de son frère et successeur le Roi Abdallah. C’était le Prince Moulay Rachid qui avait représenté le Maroc en ces occasions», rappelle cet expert marocain.

Le prince héritier du Maroc, l’actuel Roi Mohamed VI, assistant le 6 avril 1974, aux obsèques nationales du Président français, Georges Pompidou.

Pour Samir Bennis, «le sentiment d’inachevé que l’absence du Roi aux funérailles a laissée chez les Tunisiens vient de leur méconnaissance des traditions marocaines». Sans oublier la prédisposition, de certains d’entre eux, à soupçonner, depuis quelques semaines, «une malveillance marocaine» à l’égard de la Tunisie. En cause, la finale, particulièrement houleuse, de la Ligue des Champions africaine, qui a opposé, le 31 mai 2019, l’Espérance de Tunis au Wydad de Casablanca. Erreurs d’arbitrage, accusations de corruption, défaillances techniques (particulièrement du VAR: assistance vidéo à l’arbitrage), le match a donné lieu à des invectives échangées entre supporters des deux équipes, par réseaux sociaux et médias interposés.

À ce sujet, Samir Bennis reste confiant. «Certains veulent faire une extrapolation du sport sur tout. Mais le sport ne pourrait et ne devrait pas gâcher une fraternité vieille de plusieurs siècles». De fait, alors que de nombreux chefs d’État arabes ne s’étaient pas dérangés pour assister personnellement à ces obsèques nationales, que leurs Etats respectifs n’ont décrété, ne serait-ce qu’une minute de silence, que cette négligence, enfin, n’a pas ému outre mesure les Tunisiens, comment ne pas interpréter cette exaspération contre le Maroc comme la simple expression d’une déception…amoureuse?

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