En Tunisie, quand une fausse société «d’escorte» sensibilise contre le harcèlement

© AFP 2023 FETHI BELAIDManifestation pour l'égalité des droits de l'héritage. Tunis
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En Tunisie, un service de call-boy-compagne s’avère être, en dernier lieu, un canular… engagé! C’est la dernière trouvaille de jeunes activistes tunisiens, déterminés à choquer pour provoquer le débat, accompagner le cadre légal préexistant et saper les derniers tabous sur les violences faites aux femmes.

Face caméra, allure décontractée et sourire aux lèvres, Ahmed Farhat présente sa start-up au grand public tunisien. Ce (très) jeune entrepreneur — la vingtaine tout au plus — commence par rappeler quelques chiffres alarmants sur les violences faites aux femmes. Un prélude nécessaire lui permettant d’aborder la gamme de services, pour le moins particuliers, qu’offre la société dont il affirme être le PDG. La singularité des prestations offertes par la structure n’a d’égal, d’ailleurs, que l’originalité de son nom. «Rouijel», ou «petit homme» en dialectal tunisien. Autant d’ingrédients à même de lui assurer de se hisser, en si peu de temps, leader national sur le marché tunisien. D’autant plus qu’en abordant sa prospection commerciale, le projet s’appuie sur de drôles de références…

«Ce projet a déjà réussi en Afghanistan et en Irak, et aujourd’hui, on est heureux de le présenter en Tunisie! L’application Rouijel permet à n’importe quelle femme qui voudra sortir sans être harcelée de faire appel à un Rouijel, qui se chargera d’elle!», annonce Ahmed Farhat.

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Les drapeaux irakien et afghan défilent sur l’écran, avant de laisser place au logo de l’application, qui sera disponible — évidemment — sur Android et iOS. Il représente le buste d’un homme, avec une musculature généreuse, à mi-chemin entre Popey et Superman. Ses traits ne sont pas révélés, mais il est paré d’une moustache de style guidon, et d’un collier, qu’on devine en or. Une image renvoyant au ringardisme à la tunisienne dans toute sa splendeur.

Dans la foulée, Ahmed Farhat enchaîne sur une liste tout aussi ubuesque des «forfaits». Pour une jeune fille désirant se faire escorter, ce sera 39 DNT l’heure, soit l’équivalent de 12 euros. Pour «les fêtardes», le tarif s’élèvera à 199 DNT (62 euros) «la nuit». «Les femmes libérées», euphémisme, sans doute, de libertines, n’auront, quant à elles, qu’à s’acquitter d’un forfait mensuel de 699 DNT (217 euros). Une politique tarifaire clairement favorable, à première vue, aux plus coquines, encore que les prudes y trouvent aussi leurs comptes: Une réduction de 20 % est prévue, si la cliente en question est «voilée ou qu’elle porte le Niqab», ajoute la promotion.

Une indulgence qui semble moins imputable à une culture du consensus, régnant au sommet de l’État, entre progressistes et islamistes, que sur une idée, assez répandue, selon laquelle les femmes voilées seraient les moins exposées aux violences sexuelles. Dans cette perspective, le shift du «Rouijel» engagé serait, probablement, moins agité, ce qui justifierait la remise. Une idée reçue ne résistant, guère, toutefois, à l’épreuve de la pratique… ni des statistiques.

En Égypte, le taux de femmes voilées a augmenté depuis les années 1960 et 1970, mais celui du #harcèlement_sexuel aussi.

Quoiqu’il en soit, la vidéo a fait le tour de la toile… le sang des internautes n’a fait qu’un tour. Malgré l’Indecent Proposal, le caractère grotesque des forfaits, beaucoup d’internautes se sont laissés prendre au piège. Après tout, pourquoi pas? N’aura-t-on pas tout vu depuis le bouleversement révolutionnaire de 2011, qui levait le voile sur tous les paradoxes de cette société tunisienne, dévoilant dans le même mouvement, ses élans les plus prodigieux comme ses penchants les plus sordides?

Fort heureusement, l’initiative en question serait, plutôt, à ranger dans la première catégorie. Rouijel «n’est pas une vraie application c’est une campagne de sensibilisation qui concernent le harcèlement sexuel», explique-t-on finalement sur la page Facebook de la fausse application. Un canular… engagé, comme le décrit si bien Nour Jihene Ghattas, qui fait partie des initiateurs de la campagne.

«C’était un projet audacieux et la vidéo a été faite pour choquer et lever le tabou sur ce problème qui est un fléau récurrent! Le harcèlement nous touche au quotidien, dans la rue, à l’université ou sur nos lieux de travail. S’attaquer au harcèlement a donc été, pour nous, un choix tout aussi spontané qu’évident. On s’est dit qu’on devait faire quelque chose!»

L’idée couvait depuis décembre 2018, chez ce groupe de jeunes étudiants, tous actifs dans la société civile. «Cela nous a pris plusieurs jours de travail pour écrire le script, trouver les acteurs, commencer le tournage et faire le montage. Si bien qu’on a dû attendre les vacances d’été pour que le projet soit finalisé!», poursuit la jeune activiste tunisienne.

Sur la forme, «on a voulu faire passer le message par le biais de l’humour… et même d’un humour de second degré», précise-t-elle, en se réjouissant de l’impact créé par la vidéo.

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À la date du 8 août 2019, les statistiques de la page enregistraient une portée dépassant un million de personnes, avec plus de 436.000 interactions avec le contenu. Parmi celles-ci, des messages ahuris, parfois complices, et dans d’autres cas intéressés. La plupart des internautes se désolaient, toutefois, à la manière de George Brassens dans le Mauvais sujet repenti «qu’il n’y ait plus de moralité publique dans notre» Tunisie. Une personnalité publique, comme l’universitaire Amel Grami, s’est même fendue d’un pamphlet, où elle fustigeait «une mentalité machiste et opportuniste».

«Par son impact, notre campagne, réalisée avec zéro dinar, aura été beaucoup plus efficace que d’autres campagnes de sensibilisation, faites d’affiches et de spots publicitaires, et qui ont coûté des millions de dinars!» compare Jihene Nour Ghattas.

«Une application Rouijel permet de “réserver” un homme pour accompagner et protéger les femmes quand elles sortent», décrit ce tweet d’un site d’information espagnol.

Sitôt le canular révélé, ses promoteurs ont été invités par plusieurs médias pour s’exprimer sur ce qui leur tenait à cœur et remettre au cœur de l’actualité la question du harcèlement dans la société tunisienne. En 2016, une étude sur «la violence fondée sur le genre dans l’espace public» réalisée par le Centre de recherches, d’études, de documentation et d’information sur les femmes (CREDIF-Etablissement public sous la tutelle du ministère tunisien de la Femme) a révélé que:

«53,5 % des femmes concernées par l’enquête disent avoir subi une forme de violence dans un espace public pendant les quatre dernières années (2011-2015). Ce chiffre inclut les femmes qui travaillent et celles qui ne travaillent pas, celles qui se déplacent à l’intérieur des grandes villes ou entre les villes et celles qui ne se déplacent pas beaucoup. 78 % des femmes concernées par l’enquête disent avoir subi une forme de violence psychologique dans l’espace public, 41,2 % des femmes ont subi des violences physiques et 75,4 % des violences sexuelles: 23 % déclarent avoir été importunées et 24,3 % l’ont été plus de dix fois. Vient ensuite le fait d’être collée (22,6 %)», précise le résumé du rapport disponible en ligne.

Devant une telle situation, la majorité écrasante des femmes harcelées faisaient le choix du silence. «96,6 % des femmes interrogées qui ont subi une violence sexuelle dans l’espace public, même une seule fois dans leur vie, ne portent pas plainte», regrettait ce rapport.

Une situation qui est en train de changer, depuis que la Tunisie a adopté, le 11 août 2017, une «loi organique relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes».

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De février à décembre 2018, plus de 40.000 affaires ont ainsi été portées devant la justice, a informé, en mars 2019, le ministère de la Femme dans une déclaration à l’Agence de presse officielle tunisienne (TAP). «Plus de 6.500 appels ont été reçus sur le numéro vert, mis à la disposition des victimes de violences», alors que «les délégations régionales de la femme et de la famille ont pris en charge 1.600 femmes victimes de violences réparties sur 24 gouvernorats», ajoute la même source.

Particulièrement moderne, la loi organique a adopté une approche extensive de la violence, intégrant des notions comme la violence économique, ou l’inégalité de salaires.

«Au sens de la présente loi, on entend par violence à l’égard des femmes toute atteinte physique, morale, sexuelle ou économique à l’égard des femmes, basée sur une discrimination fondée sur le sexe et qui entraîne pour elles, un préjudice, une souffrance ou un dommage corporel, psychologique, sexuel ou économique et comprend également la menace de porter une telle atteinte, la pression ou la privation de droits et libertés, que ce soit dans la vie publique ou privée», précise l’article 3 de la loi organique.

La Tunisie est considérée comme le pays où les femmes sont les plus émancipées du monde arabo-musulman, encore que le fléau du harcèlement, et autres violences faites aux femmes, sont loin d’être spécifiques à cette région du monde.

En 1956, la promulgation du Code du statut personnel (CSP), sous l’impulsion du Président Habib Bourguiba, avait constitué le premier pas vers l’émancipation des femmes tunisiennes. Ce texte historique s’inscrivait dans une longue tradition d’ouverture et de progressisme propre à la Tunisie, depuis le moyen-âge islamique jusqu’au mouvement des Réformistes des XIXe et XXe siècle.

La marche vers l’émancipation se poursuivit, sous la présidence de Zine El Abidine Ben Ali, alternant nouveaux cadres juridiques, et acquis sociaux fruits du militantisme des mouvements féministes. De derniers résidus d’archaïsme ont été sapés, ces dernières années, sous l’impulsion du dernier Président Béji Caïd Essebsi, disparu le 25 juillet 2019. Il s’appuyait, ce faisant, sur Constitution de la deuxième République, adoptée début 2014 au terme d’âpres débats, mais par un large consensus.

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