«La profanation de la tombe de DJ Arafat révèle les conflits de générations en Côte d’Ivoire»

© Sputnik . Roland KlohiDes jeunes ivoiriens à la cérémonie d’hommage national à DJ Arafat.
Des jeunes ivoiriens à la cérémonie d’hommage national à DJ Arafat. - Sputnik Afrique
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École en crise, explosion de la criminalité juvénile, défiance des autorités, viols d’enfants, taux de suicide élevé… selon le sociologue ivoiro-béninois Francis Akindès, la société ivoirienne va mal. Il livre pour Sputnik un regard sans concession sur la jeunesse en perdition de Côte d’Ivoire et sur les causes des maux qui la minent. Entretien.

De l’annonce de la mort de DJ Arafat, le 12 août 2019, à la profanation de la tombe de la star du coupé-décalé dans les instants qui ont suivi son inhumation le 31 août, c’est toute la Côte d’Ivoire qui a été surprise, voire choquée, devant le désarroi d’une frange de sa jeunesse, peut-être la plus nombreuse, et à quelles extrémités elle pouvait se livrer. 

Les réactions des jeunes à l’occasion de ce drame national ont dans l’ensemble été jugées disproportionnées et condamnées, mais, pour le sociologue ivoiro-béninois Francis Akindès, elles ne sont que l’écho logique du mal-être de toute une société en crise.

© Sputnik . Roland KlohiLe sociologue Francis Akindès.
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Le sociologue Francis Akindès.

Docteur en sociologie politique et économique, professeur à l’université Alassane Ouattara de Bouaké (deuxième plus grande ville après Abidjan), Francis Akindès a longtemps étudié l’histoire de la violence en Côte d’Ivoire et plus particulièrement, ces dernières années, le phénomène des «microbes», ces bandes d’enfants ou adolescents ultraviolents qui terrorisent certains quartiers d’Abidjan.

Pour le lauréat du prix d’excellence 2016 du meilleur enseignant-chercheur de Côte d’Ivoire, il faut «soigner les maux» dont souffre la société ivoirienne, en particulier ceux de la jeunesse ivoirienne, en luttant d’urgence contre les inégalités sociales. Et selon lui, cette lutte doit avant tout se mener par l’éducation, a-t-il déclaré dans un entretien exclusif à Sputnik réalisé à Abidjan au retour de l’une de ses tournées dans le pays.

Sputnik: Professeur, quel regard portiez-vous sur DJ Arafat, que le Président Alassane Ouattara a qualifié d’«icône de la jeunesse ivoirienne»?

Francis Akindès: «Qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, DJ Arafat a marqué une certaine jeunesse ivoirienne par son art. Il se présentait comme un enfant de la rue. Il avait intérêt à se définir comme tel, mais ce n’est pas exact, il était plutôt un enfant dans la rue. Il y a une nuance. Il s’est fabriqué une vie saccadée, contradictoire, faite de buzz. Cela parce que le monde du showbiz se nourrit de buzz. Il a fonctionné à l’image des artistes américains qui font vendre leurs tubes en produisant du buzz.

Il représentait la figure de réussite de quelqu’un qui avait une trajectoire qui ne le destinait à rien, puisqu’il avait choisi d’aller dans la rue. Il était parvenu à cette réussite parmi nombre de garçons dans la rue et de la rue, qui ont trouvé en lui le modèle de ce qu’ils avaient envie d’être. Il était en confrontation avec toutes les normes sociales. Il prenait un malin plaisir à faire des choses en donnant le sentiment qu’il était au-dessus des lois et des autres. Rouler à pleine vitesse sur des voies publiques comme il le faisait, rien ne l’y autorisait. Il a fini par en mourir.

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On a beaucoup tweeté, glosé, pleuré autour de son décès, mais on n’a quasiment rien dit de la faute qu’il y a derrière sa mort. L’émotion collective suscitée par sa mort aurait dû amener les jeunes à se questionner, à se remettre en question. DJ Arafat roulait sans casque lors de son accident. Peut-être aurait-ce été là l’occasion pour les autorités de sensibiliser les jeunes sur les dangers de cette pratique.»

Sputnik: Quelle analyse faites-vous de la profanation de la tombe de cet artiste?

Francis Akindès: «La profanation de la tombe était prévisible, vu le contexte. Elle se comprend en raison de cette espèce de politisation qui a entouré la mort de ce jeune homme. Tout est allé très vite, il y a eu toute une histoire. Dans l’opinion publique, on associe le ministre de la Défense Hamed Bakayoko, qui était son parrain et protecteur, à la franc-maçonnerie. On dit du ministre qu’il est le patron d’une certaine obédience maçonnique de Côte d’Ivoire. On a fait de DJ Arafat lui-même un franc-maçon, entraîné dans le milieu par son parrain. On a dit qu’il a été éliminé parce qu’il voulait en sortir. La suite logique de toute cette histoire, c’est que ceux qui ont diffusé sur les réseaux sociaux ce type d’informations ont continué de dire que les francs-maçons avaient l’intention de prendre son corps. Dès lors, ces nombreux fans éplorés, les Chinois, comme l’artiste les appelait, y ont cru. Pour eux, les francs-maçons ont pris le corps de leur idole. Ce n’était donc qu’une profanation-vérification.»

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Sputnik: Certains Ivoiriens ont attribué la profanation de la tombe de DJ Arafat aux «microbes». Vous qui avez étudié les actes de violence de ces jeunes délinquants, cet acte en particulier porte-t-il leur marque?

Francis Akindès: «Non. En Côte d’Ivoire, tout est devenu le fait des "microbes" comme si les gangs qui existent dans des quartiers d’Abidjan avaient disparu. Il y a parfois des guerres de gangs pour le contrôle de territoire, mais on assimile désormais tout ça aux "microbes". Les "microbes" n’opèrent pas n’importe comment. Ils sont très organisés, ils ont un mode opératoire et des territoires.»

Sputnik: Au regard de ce qui s’est passé à l’occasion du décès de DJ Arafat, y a-t-il lieu de s’inquiéter pour la jeunesse ivoirienne, voire pour l’avenir de la société ivoirienne?

Francis Akindès: «Oui, car la société ivoirienne se dégrade. Les valeurs, le rapport au travail comme à l’argent, les rapports interhumains… tout se dégrade. Il y a vraiment de quoi s’inquiéter. Tout ce qui a été observé à l’occasion du décès de cet artiste renvoie à une chose: la question des conflits mal gérés entre les générations en Côte d’Ivoire. Les jeunes Ivoiriens ne croient plus aux aînés. On avait beau leur dire que c’est le corps de DJ Arafat, il fallait qu’ils le voient de leurs yeux, qu’ils touchent sa dépouille.

Par ailleurs, on ne peut pas massifier la jeunesse ivoirienne, car il y a de nombreux parcours individuels. Il y a en Côte d’Ivoire une frange de jeunes exclus, majoritaire de surcroît, qui cherche par tous les moyens à accéder aux circuits de distribution de la richesse, y compris par la violence. L’état de l’école aujourd’hui ne favorise pas d’autres trajectoires que celle de la violence pour ces jeunes exclus ou alors le désespoir... Or, une société qui fait augmenter le nombre de personnes en son sein qui perdent espoir est une société qui court à sa perte.

En Côte d’Ivoire, on préfère oublier des séquences de l’histoire dont le cumul a généré, à chaque fois, des phénomènes comme ceux observés lors de la mort de DJ Arafat. Des “Ziguehi” [caïds de la rue, ndlr] d’hier aux “microbes” d’aujourd’hui, la violence urbaine a une histoire dans ce pays que nous devons accepter de confronter. Il n’y a en réalité rien de nouveau, mais on préfère taire le phénomène jusqu’à ce qu’il explose!»

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Sputnik: à vous entendre, le mal semble profond. Est-ce vraiment le cas?

Francis Akindès: «Depuis les années 1990, la jeunesse ivoirienne est persuadée que sa survie passe par la violence. On lui a fait croire qu’elle ne peut exister qu’en vendant sa musculature. Du coup, on a fabriqué au fil des générations une frange d’exclus, des sortes d’entrepreneurs de la violence, dont on sollicite les services en cas de besoin. Évidemment, le risque est qu’en période d’enjeux politiques majeurs comme la tenue d’élections, on aille les mobiliser.»

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Sputnik: Vu que vous abordez la question des élections, il y a les Présidentielles à venir en 2020. Faut-il craindre des troubles comme ceux qui ont eu lieu en 2010-2011?

Francis Akindès: «Non, je ne crois pas qu’il faille s’inquiéter pour les Présidentielles de 2020. Lors des élections de 2011, il y avait une configuration précise qui avait engendré la crise postélectorale. Les forces en présence étaient connues, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. En effet, en 2011, il y avait d’un côté le pouvoir en place et ses supplétifs, en l’occurrence des milices, et de l’autre les rebelles qui voulaient en découdre. Cette configuration n’étant plus d’actualité, il n’y a pas de raison de craindre.»

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Sputnik: Concernant plus spécifiquement les «microbes», en dépit des actions menées depuis plusieurs années par les autorités ivoiriennes, le phénomène subsiste. Pourquoi?

Francis Akindès: «Tant qu’il y aura la pauvreté, il y aura des "microbes". Si le phénomène est né à Abobo, c’est parce que cette commune d’Abidjan concentre le plus de pauvres. Or, si on regarde la géographie de la capitale économique de la Côte d’Ivoire, on se rend compte que l’on est quasiment dans des régimes d’apartheid économique. Nous vivons dans des mondes complètement séparés et il n’y a que les carrefours qui nous lient les uns aux autres… Tant qu’on favorisera autant d’inégalités dans notre société, on aura toujours des "microbes".»

Sputnik: Que suggérez-vous alors pour résorber ce phénomène?

Francis Akindès: «Les sociétés qui ont été confrontées au même type de problème que celui de la violence urbaine des jeunes l’ont résorbé en associant trois choses. La première est la discrimination positive à l’école, c’est-à-dire décider d’affecter un peu plus de ressources à des gens qui en ont moins. La deuxième est que ce phénomène ne prospère pas dans des zones aménagées. Il faut un certain type d’écologie [limites de l’intervention de l’État, absence de dispositifs d’assainissement et d’accès à l’eau, pas de voirie…, ndlr] pour que cela émerge.

La troisième consiste à mettre en place une véritable politique de l’emploi. La plupart de ces gosses vivent dans des familles monoparentales. Et leurs parents sont souvent au chômage. Il faut donc soutenir ces familles afin qu’elles maintiennent le plus longtemps possible ces enfants à l’école pour leur redonner de l’espoir.

Ma véritable préoccupation concerne l’éducation que nous donnons à nos enfants. L’état de dégradation du système éducatif ivoirien est inquiétant. Les enseignants ne croient plus en leur métier. Le Président Félix Houphouët Boigny [père de la nation ivoirienne, ndlr] avait pourtant jeté les bases d’une éducation saine. Tout était réuni pour l’épanouissement des apprenants. Par exemple de son vivant, l’État finançait les vacances des étudiants. Quand ces derniers rentraient, ils déclaraient fièrement "Il n’y a rien dehors" [sous-entendu que leur pays regorge déjà de tout ce qu’ils peuvent espérer pour leur épanouissement, ndlr]. Aujourd’hui, les jeunes ivoiriens préfèrent prendre la mer pour l’inconnu. Les gens de ma génération savent ce que nous avons reçu et ce que nous devons à nos aînés. Il n’est donc pas normal que nous délaissions ainsi de la sorte les plus jeunes. Il nous faut redonner aux générations suivantes ce que nous avons reçu en partage et cela passe par la pédagogie et les moyens que nous consacrons au système éducatif.»

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