La diaspora camerounaise, dernier bastion de la résistance?

© AFP 2023 FABRICE COFFRINIManifestation de la diaspora camerounaise à Genève à l’occasion de la visite de Paul Biya, le 29 juin 2019.
Manifestation de la diaspora camerounaise à Genève à l’occasion de la visite de Paul Biya, le 29 juin 2019. - Sputnik Afrique
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Agacé par les manifestations d’activistes camerounais organisées lors de ses récents séjours en Europe, Paul Biya a déclaré son mécontentement dans son discours à la nation, le 31 décembre dernier. Alors que le Cameroun est déchiré par de multiples crises, la question se pose de la capacité de cette diaspora à faire plier le pouvoir de Yaoundé.

La guerre se poursuit entre Paul Biya et ses compatriotes vivant à l’étranger. Récemment ciblé par de violentes attaques d’activistes de la diaspora qui réclament son départ du pouvoir, le Président camerounais, dans son traditionnel discours à la nation le 31 décembre dernier, n’a pas manqué de leur répondre en les invitant à faire preuve de patriotisme.

«S’agissant du comportement excessif de certains de nos compatriotes de la diaspora –qu’ils soient ou qu’ils ne soient plus Camerounais–, je pense qu’ils devraient, par patriotisme, s’abstenir de propos négatifs à l’égard de leur pays d’origine», a conseillé le chef de l’État.

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«On doit toujours respecter sa patrie, ses institutions et ceux qui les incarnent», a poursuivi Paul Biya. Ces propos aux allures pédagogiques montrent l’agacement du Président face à une partie de la diaspora qui ne cache plus son hostilité au gouvernement de Yaoundé. Ce rappel à l’ordre arrive à un moment où le Cameroun prépare les futures échéances électorales. Paul Biya essaye, comme le souligne le politologue camerounais Aristide Mono, de calmer les ardeurs pour éviter un éventuel nouveau scandale en pleine période électorale.

«Nous savons que la diaspora a été particulièrement active. J’en veux pour preuve tant les émeutes de l’Hôtel Intercontinental à Genève pour réclamer le départ du pouvoir de Yaoundé, que les combats armés d’autodétermination des sécessionnistes de l’Ambazonie (dont les principaux protagonistes sont de la diaspora). Nous étions dans un discours prospectif où il revient au chef d’État de prescrire à ses concitoyens les postures à adopter pendant la nouvelle année. Mais dans le contexte actuel, nous savons tous que l’année 2020 au Cameroun est chargée d’enjeux électoraux sur fond de boycott», commente l’analyste au micro de Sputnik.

De quelle diaspora parle Paul Biya dans son discours? Pour Hilaire Kamga, leader de la plateforme de la société civile Offre Orange, même si Paul Biya n’a pas souhaité la citer nommément:

«Il s’agit effectivement de la diaspora militante qui s’est organisée comme une véritable force –pas de discours, mais d’attaque à la réalité. Donc c’est de la Brigade anti-sardinards [BAS, ndlr] qu’il est question, et de toute la mobilisation autour. Les deux derniers séjours de M. Biya n’ont pas été de tout repos depuis la manifestation réprimée de l’hôtel Intercontinental à Genève», commente le militant des droits de l’homme au micro de Sputnik. 

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Dénommé «Brigade anti-sardinards» (BAS), le mouvement né au sein de la diaspora camerounaise au lendemain de la présidentielle d’octobre 2018 ne manque pas une occasion de réclamer ouvertement, sur les réseaux sociaux ou sur le terrain, le départ de Paul Biya, au pouvoir depuis 1982. En juin 2019 par exemple, la BAS a protesté à Genève devant l’hôtel Intercontinental où séjournait le chef de l’État. Une manifestation qui a été dispersée par la police à l’aide de canons à eau et de gaz lacrymogène.

Elle a récidivé à Paris en novembre dernier, bloquant à Paul Biya l’accès à son hôtel  alors qu’il prenait part au Forum de Paris sur la paix. Depuis lors, le mouvement est pris très au sérieux du fait de sa forte capacité de nuisance. Mais jusqu’où peut-il aller? Selon Hilaire Kamga:

«Cette seule diaspora dans ses actions ne peut avoir d’influence durable si au Cameroun elle n’a pas effectivement un relais qui permettrait, par la mobilisation des citoyens, de menacer le pouvoir de Yaoundé au niveau interne. C’est une menace réelle, mais elle n’est pas suffisante pour remettre en question le gouvernement de Paul Biya, adossé sur des fondements beaucoup plus solides que ce qu’on croit», estime Hilaire Kamga.

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Pour Aristide Mono, la BAS «a décidé de passer à l’étape subversive pour maximiser ses chances de venir finalement à bout de ce gouvernement qu’elle critique et conteste depuis fort longtemps». Et le ton a été donné, «le Président de la République a vécu lui-même quelques moments de "corps à corps" dans les rues à Genève et de Paris».

Si le Président Paul Biya a prescrit dans son discours le patriotisme par le respect des institutions, Hilaire Kamga considère que cette prescription n’est pas valable uniquement pour la diaspora. «Les dirigeants doivent prêcher par l’exemple», affirme-t-il.

«Il n’y a pas de raison de demander à la diaspora de faire preuve de patriotisme lorsqu’on en manque soi-même au quotidien: on se soigne à l’extérieur, on privilégie les multinationales mafieuses… Donc en réalité, ce discours aurait pu ne pas exister si et seulement si certains actes étaient posés. Ce serait plus éloquent pour la diaspora», suggère Hilaire Kamga.

La diaspora, ennemie de la nation?

Dans les rangs du parti au pouvoir, l’activisme de cette diaspora ne laisse pas indifférent. «La BAS doit se calmer pour faciliter les choses. En effet, il y a fort à parier que si elle maintient son bras de fer avec l’État, elle ne pourra que perdre», déclare Robert Mouthe Ambassa, membre du comité central du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), parti au pouvoir.

«Nous n'avons rien à voir avec cette organisation (BAS) basée en Europe et qui mène des actions qui lui sont propres. Ce sont des Camerounais majeurs et libres de leurs actions», se défend pour sa part Me Emmanuel Simh, vice-président du Mouvement pour la renaissance du Cameroun (MRC), dont le parti a souvent été accusé d’être de connivence avec cette branche de la diaspora.

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Si certains voient d’un mauvais œil les agissements de ce groupe, Hilaire Kamga, comme beaucoup d’autres d’ailleurs, pense plutôt que cette diaspora a le droit de manifester et est capable de faire bouger les lignes en jugulant les multiples crises que traverse le Cameroun. Surtout qu’elle est composée, pour la plupart, de Camerounais qui n’ont pas trouvé sur place des conditions de vie favorables à leur mieux-être.

«On a au sein de cette diaspora des compétences auxquelles le gouvernement n’a pas permis de s’exprimer sur le plan local. Il s’agit de Camerounais doués qui, pour certains, font des découvertes extraordinaires mais qui sont obligés de s’exiler pour un mieux-être: la diaspora scientifique. Il y en a d’autres qui ont pris le chemin de l’émigration pour échapper à la crise économique. Une dernière partie d’entre eux est constituée d’exilés politiques, de ceux qui, menacés pour leurs opinions et leurs engagements politiques au Cameroun, ont été obligés de s’en aller pour s’exprimer en toute sécurité. C’est une diaspora solidaire qui s’emploie à combattre 37 ans de production de mal-vivre par le régime, 37 ans de départ en contingents des exilés», précise Hilaire Kamga.

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Cette diaspora agace Yaoundé à plus d’un titre. En plus de jouir d’une liberté d’action considérable parce que les pays qui accueillent les ressortissants garantissent largement la liberté de manifester, elle met à nu les défauts du gouvernement camerounais sur le plan international, comme l’indique Aristide Mono.

«Les actions anti-Biya de cette diaspora exposent les tares de Yaoundé sur la scène mondiale car elles se déroulent à l’international, dans les centres de décision ou les zones à forte concentration médiatique dans le monde. Autrement dit, contrairement aux manifestations de rue locales, d’ailleurs souvent brimées, celles de la diaspora bénéficient de plus de visibilité, ce qui naturellement attire davantage les feux des projecteurs de la communauté internationale sur Yaoundé, attisant critiques et éventuelles volontés d’intervention», souligne Aristide Mono.

Alors que le pays fait face à l’une des plus graves crises de son histoire moderne et que son unité est mise à rude épreuve, Paul Biya, au pouvoir depuis plus de 37 ans, résiste. Va-t-il plier face à ces multiples pressions orchestrées par une partie de la diaspora camerounaise avide de changement?

Si elle n’a pas encore poussé le pouvoir de Yaoundé dans ses derniers retranchements, ses membres ont tout de même réussi à ébranler sa quiétude. Et, eu égard à la situation conflictuelle qui persiste dans le pays, la fin de ce bras de fer n’est pas pour bientôt.

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