En Gambie, plus de trois ans après la chute de Jammeh, «le système est resté le même»

© AFP 2023 SEYLLOULes Présidents du Sénégal Macky Sall (à gauche) et de Gambie Adama Barrow (à droite).
Les Présidents du Sénégal Macky Sall (à gauche) et de Gambie Adama Barrow (à droite). - Sputnik Afrique
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Les Gambiens croyaient avoir fait le plus dur en renvoyant l’autoritaire Yahya Jammeh en exil. Mais son successeur Adama Barrow, placé sous le parapluie sécuritaire du voisin sénégalais, peine à honorer ses engagements et semble lorgner un second mandat. Avec des risques certains.

Le 16 janvier 2020, un petit coup de tonnerre s’est abattu sur le ciel de Gambie. Dans la capitale Banjul, plusieurs milliers de manifestants sont sortis dans la rue, réclamant le retour de l’ex-Président Yahya Jammeh, contraint à l’exil en janvier 2017 par les armées de l’organisation des États d’Afrique de l’Ouest, la Cedeao, qui encerclaient le pays. Yahya Jammeh refusait alors de céder le pouvoir après avoir été battu à la présidentielle du 2 décembre 2016 par Adama Barrow, candidat unique de l’opposition gambienne.

Prestation de serment du Président Adama Barrow

Et dans son refuge de Malabo en Guinée équatoriale, l’autoritaire et fantasque ancien chef d’État a dû suivre avec délectation ce pied de nez infligé par ses partisans au pouvoir en place. Surprise? Pas forcément.

Manifestation des partisans de Yahya Jammeh à Banjul en janvier 2020

«Le système est resté le même. Les mêmes personnes qui étaient aux commandes sont encore en place pour la plupart. Cela rend impossibles de vraies réformes. Cette situation est révoltante pour tous ceux qui ont souffert de la dictature et des atrocités de Yahya Jammeh», se désole Fatou Jagne Senghor, directrice régionale pour l’Afrique de l’Ouest d’Article 19, une ONG de défense de la liberté d’information et d’expression, dans un entretien avec Sputnik.

La dénomination de cette institution fait référence à la disposition sur la liberté d’opinion et d’expression dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1789.

Pourtant, l’espoir était permis avec des avancées significatives réalisées peu après l’installation d’Adama Barrow au State House (palais présidentiel). 

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Une Commission indépendante des droits humains avait été mise en place, de même qu’une Commission vérité, réconciliation et réparation pour solder les comptes sur les pratiques jugées «criminelles» de l’ancien régime. La première mouture d’un projet de révision constitutionnelle avait été finalisée et le Code pénal, si répressif sous la présidence Jammeh, avait été l’objet de réformes. Quant aux décisions de l’exécutif, elles ne passaient plus comme lettre à la poste face à la vigilance accrue des citoyens à la parole libérée. Mais de puissants goulots d’étranglement ont fait blocage, raconte Fatou Jagne Senghor.

«Le clientélisme politique continue de saper les progrès et les espoirs de changement. Beaucoup de compétences gambiennes pourraient aider le pays à sortir de sa situation actuelle en résorbant par exemple le gap en ressources humaines. Malheureusement, pour des raisons politiques, beaucoup sont écartés de la chose publique. Cela crée des frustrations et des lenteurs dans les réformes attendues.»

Un système qui n’a pas beaucoup bougé

Colonie britannique devenue indépendante en 1965 et République en 1970, la Gambie est un pays de 11.300 km2 pour une population d’environ 2 millions d’habitants, enclavé entre l’est et le sud du Sénégal.Son premier Président, Dawda Kairaba Jawara, fut victime d’un coup d’État perpétré en 1994 par un jeune officier, Yahya Jammeh, qui est resté au pouvoir jusqu’en janvier 2017.

Son économie ultralibérale repose sur l’agriculture et surtout le tourisme. Aujourd’hui, le pays peine à décoller.

«La Gambie est très dépendante des institutions financières internationales et de l’aide au développement. Et le Covid-19 a révélé l’incapacité de l’État à prendre en charge les communautés vulnérables en cas de confinement. En outre, le retour d’immigrés rapatriés d’Europe et d’Amérique ces dernières années est une pression supplémentaire sur le secteur de l’emploi et augmente la vulnérabilité des populations qui dépendaient beaucoup des transferts d’argent», souligne Fatou Jagne Senghor.

Une diaspora omniprésente

La diaspora est en effet l’un des soucis majeurs du pouvoir de Banjul.Installée depuis longtemps dans les pays anglo-saxons, en Allemagne ou en Scandinavie, elle a pris une part active à la chute de Yahya Jammeh mais ne s’entend plus avec le successeur de ce dernier.

«Depuis quelque temps, des intellectuels de la diaspora et d’autres horizonsqui étaient au premier plan de la lutte démocratique ont commencé à créer des partis politiques et à contester les options du régime. Ils accusent Adama Barrow de recycler les alliés de Yahya Jammeh dans l’appareil d’État et dans son attelage politique», constate Fatou Jagne Senghor.

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«Les activistes de la diaspora gambienne reprochent notamment au Président Adama Barrow le non-respect de son engagement à faire un mandat de trois ans», analyse pour Sputnik le journaliste Pape Alé Niang, qui suit de près les arcanes de la politique gambienne depuis plusieurs années. Cette promesse non tenue a-t-elle fait d'Adama Barrow le premier responsable de la rupture de confiance entre les alliés qui avaient eu raison de Yahya Jammeh?

«Le plan initial de la coalition créée pour battre Yahya Jammeh, c’était une transition de trois ans pour mettre en œuvre des réformes politiques et juridiques et préparer le terrain pour des élections ouvertes à tous les partis. Mais après sa victoire, Adama Barrow a changé de cap: il a créé son propre parti pour briguer un second mandat. Son nouvel agenda a retardé les réformes et semé la tension dans le pays», estime Fatou Jagne Senghor.

Aujourd’hui, la belle unanimité anti-Jammeh a volé en éclats, laissant place au choc des ambitions. Pour Pape Alé Niang, le Président en place, ancien responsable du Parti démocratique unifié (UDP), le plus puissant de l’opposition gambienne, est celui qui a le plus à perdre dans cette situation.

«L’UDP est majoritaire à l’Assemblée nationale et son chef Oussainou Darbo ne lui pardonnera jamais d’avoir manqué à sa parole. Il va le fragiliser du mieux qu’il pourra pour le contraindre à honorer ses engagements électoraux. En plus, le mouvement "Gambia has decided", fer de lance de la contestation contre Yahya Jammeh, pourrait reprendre du service contre lui.»

De l’influence du Sénégal

Cependant, Adama Barrow peut encore compter sur le soutien du Sénégal qui assure sa sécurité depuis son élection victorieuse. Réfugié à Dakar pendant que son prédécesseur refusait de quitter le pouvoir après la proclamation des résultats de la présidentielle de décembre 2016, il était encore chez son «mentor» Macky Sall en mars dernier lors de la deuxième session du conseil présidentiel sénégalo-gambien pour signer plusieurs accords de coopération dans divers domaines, dont la sécurité.  

«Chez beaucoup de nos compatriotes, l’entente entre Barrow et Sall est synonyme d’une influence que le Sénégal exerce sur la Gambie. Néanmoins, il faut reconnaître aussi que les réformes du secteur de la sécurité, qui devaient faciliter le retrait progressif des forces de la Cedeao, peinent à se concrétiser», explique Fatou Jagne Senghor.

Composante essentielle de la force militaire de la Cedeao présente en Gambie, le Sénégal paraît déterminé à assurer une stabilité durable dans son aile sud-est et à mettre fin au trafic de bois qui a décimé une partie des forêts de la Casamance. Après l’échec de la Confédération de la Sénégambie (1982-1989) initiée par les anciens Présidents Abdou Diouf et Dawda Jawara, la chute de Yahya Jammeh a peut-être accouché d’un nouvel avenir entre les deux pays.

Mais alors que certains à Banjul ne voient pas d’un bon œil le tandem Barrow-Sall, tant il leur rappelle une forme de tutelle, voire d’hégémonie exercée par le grand voisin du nord, la directrice régionale d’Article 19 rappelle que la Gambie et le Sénégal restent deux pays souverains «avec un destin commun». Cependant, quel que soit le régime en place à Banjul, il est indispensable qu’ils maintiennent un haut niveau de coopération pour protéger l’espace sénégambien contre les accès de violence qui ont fragilisé la zone saharo-sahélienne toute proche.

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