Au Maroc, le parti islamiste au pouvoir groggy à cause du cannabis

© Photo Pixabay / lovingimagesDu cannabis
Du cannabis - Sputnik Afrique, 1920, 17.03.2021
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Premier producteur de haschich au monde, selon l’Office des Nation unies contre la drogue et le crime, le Maroc est en passe de légaliser le cannabis thérapeutique. Une perspective qui plonge dans la tourmente le parti de la justice et du développement (PJD) au pouvoir, à quelques mois des prochaines législatives.

Il suffit de parcourir quelques titres de la presse marocaine pour s’en apercevoir. Le parti de la lampe, ainsi appelé en raison de son emblème, est au plus mal. Cette formation politique qui mène la coalition gouvernementale au Maroc jouerait même «sa survie», selon certains médias. Elle serait au «bord du gouffre» selon d’autres, voire proche «de la scission». De récents incidents confirment que le parti islamo-conservateur traverse une zone de turbulences des plus violentes.

Stratégie de chantage

Dernier rebondissement en date, l’approbation, jeudi 11 mars, par le conseil de gouvernement du projet de loi relatif à la légalisation du cannabis à usage thérapeutique, industriel et cosmétique. L’opposition acharnée de certains membres du PJD, dont l’influent Abdelilah Benkirane, n’avait pas donc été entendue. En réaction, cet ancien chef du parti islamiste a annoncé, dans une lettre manuscrite partagée sur sa page Facebook, «le gel de son adhésion au parti». Il a aussi officialisé «la rupture de sa relation» avec son successeur Saâd-Eddine El Othmani, qui n’est autre que l’actuel chef du gouvernement marocain, ainsi qu’avec plusieurs ministres PJDistes. De la sorte, Benkirane n’a fait que mettre à exécution les menaces qu’il ne cessait de brandir.

Dans sa lettre, Benkirane déclare avoir rompu ses relations avec l’actuel Chef et secrétaire général du PJD, Saâd-Eddine El Othmani, ainsi qu’avec les ministres issus du parti de la Lampe: Mustapha Ramid, Mohamed Amekraz, Aziz Rebbah et l’ex-ministre Lahcen Daoudi.

Quelques jours plus tôt, en effet, Abdelilah Benkirane avait publié via le site d’information goud.ma une première missive manuscrite qui se voulait préventive. Le trublion y envisageait de quitter «définitivement le PJD si jamais ses députés votaient au Parlement en faveur de la loi 13-21 (sur la légalisation du cannabis thérapeutique, ndlr)». L’ancien «zaïm» islamiste haranguait ainsi les foules de ses sympathisants, lesquels forment un courant puissant au sein du PJD, comme l’explique à Sputnik Bilal Talidi, membre du conseil national de ce parti et auteur de plusieurs ouvrages sur l'histoire politique du Maroc.

Équation politique et schisme politique

Cet ancien éditorialiste d’Attajdid, le défunt quotidien du parti islamiste, souligne que la double annonce de Benkirane est un acte purement politique, «bien calculé» de surcroît. «En tâtant le terrain, l’ancien secrétaire général a vu que la majorité au sein du parti était toujours hostile à cette loi, déjà rejetée farouchement par le secrétariat général du PJD en 2016. Fort de ce constat, il a ensuite décidé d’isoler l’actuelle direction politique du parti avec sa double annonce. Pour lui, l’adoption de la loi sur le cannabis portera à nouveau atteinte à l’image et à la crédibilité d’un PJD déjà beaucoup trop fragilisé», détaille-t-il.

«Le parti de la justice et du développement traverse une double crise interne depuis l’intégration de l’Union socialiste des forces populaires en 2016 dans la coalition gouvernementale jusqu’à aujourd’hui. Et pour cause! Toutes les décisions majeures ont été prises soit à l’extérieur du cercle décisionnaire du parti, soit par nécessité d’adaptation aux exigences de l’exercice du pouvoir et donc par realpolitik. Dans les deux cas, les actions menées l’ont souvent été en contradiction avec les principes idéologique, islamiques du parti. Ce pragmatisme a créé des dissensions intestines qui n’ont fait que s’aggraver et s’approfondir avec le temps. La loi sur le cannabis n’a finalement été que l'étincelle qui a mis le feu aux poudres», explique le cadre du PJD. Il relève l’existence de deux courants opposés au sein même du parti, les réformateurs menés par l’actuel secrétaire général et les conservateurs.

Le Conseil national du PJD n’a pas tardé à réagir à ces remous qui ont été étalés sur la place publique. Habitué à laver leur linge sale en famille avec une discipline quasi-religieuse, ses membres ont décidé de convoquer en urgence une session extraordinaire les samedi et dimanche 20 et 21 mars. Publié sur le site officiel du parti vendredi 12 mars, l’ordre du jour axe les travaux sur «les positions devant être prises concernant les récents développements politiques». La loi sur le cannabis n’est pas clairement indiquée, mais elle sera la principale matière d’un débat qui s’annonce houleux, selon Bilal Talidi.

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En répondant aux questions de Sputnik, Talidi ajoute que l’objectif principal de cette réunion est de préserver l’unité du parti autant que faire se peut. «Cela va passer par l’ouverture du dialogue et la création de passerelles de réconciliation avec Abdelilah Benkirane en premier lieu, puis avec la présidence du conseil national du PJD, dans l’espoir de dépasser cette situation inédite», résume-t-il en notant qu’il ne s’agira tout au plus que de colmatage des brèches.

Guéguerre à peine voilée

Le conseil devra aussi trancher le nœud gordien que représente la demande de démission du président du Conseil national. Le 27 février dernier, Driss Azami El Idrissi, ex-ministre du Budget et actuel maire de la ville de Fès, au centre du royaume, a surpris son monde en voulant claquer la porte non seulement de la présidence du conseil national mais aussi celle du secrétariat général du parti de la lampe. Il estime dans sa longue lettre explicative que «sa patience a atteint ses limites».

«Malheureusement, je ne peux plus tolérer ni comprendre, ni expliquer ou accepter ce qui se passe en interne au PJD. Puisque je ne peux rien faire pour y remédier, je préfère ne pas en être témoin», se justifie El Azami avant de pointer du doigt la posture réactive plutôt que proactive adoptée par le parti. Il regrette, au passage, les «nombreuses décisions du parti, qui sont non seulement inexplicables mais qui ne reflètent ni l’idéologie ni l’ADN, ni les principes du PJD»

En décidant de partir, El Azami a surtout mis à nu l’unité de façade qu’affiche le PJD depuis déjà plusieurs mois alors qu’il sombre dans une crise sans précédent.

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L’un des coups les plus durs encaissés par la formation conservatrice a été l’adoption par la commission de l’Intérieur à la Chambre des représentants d’une nouvelle formule du quotient électoral (qui permet de déterminer le nombre de voix nécessaires pour obtenir un siège), désormais basé sur le nombre d’électeurs inscrits alors le quotient électoral en vigueur est calculé sur la base des voix valides. Selon une étude du think tank marocain Tafra, c’est le Parti authenticité et modernité et non le PJD qui aurait eu la majorité des sièges en 2016 si cette nouvelle formule avait été appliquée. C’est justement pour cette raison que le parti au pouvoir s’y oppose aussi frontalement.

Évictions ou implosion  

Le premier épisode de la crise du PJD était survenu bien avant les annonces de démission de certains de ses ténors. La goutte qui a fait déborder le vase a été la signature de leur chef du document officialisant la reprise des relations entre le Maroc et Israël, le 22 décembre dernier, en présence du roi Mohammed VI, de Jared Kushner, alors conseiller spécial de Donald Trump, et de Meir Ben Shabbat, président du Conseil national de sécurité israélien. Une pilule qui a été jugée dure à avaler par les «frères» d’El Othmani, lesquels font de la cause palestinienne le socle de leur idéologie. D’autant que leur secrétaire général lui-même condamnait, quelques mois seulement avant de signer l’acte de reprise des relations maroco-israéliennes, «toute normalisation avec l’entité sioniste». Aussitôt après la signature, les démissions avaient commencé au PJD. À ce moment-là, et à la surprise générale, Benkirane a volé au secours de son successeur et rival El Othmani pour calmer les voix contestataires de la «normalisation». Il mettait alors la raison d’État au-dessus de celle du parti. Sauf qu’il n’a pas pu en faire de même concernant le cannabis.

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Pour Bilal Talidi, ces bisbilles sont révélatrices de problèmes plus profonds au sein du PJD. «Les voix qui expriment haut et fort leur opposition au chef du gouvernement se font de plus en plus nombreuses au sein du parti, elles ne peuvent être ignorées», argumente-t-il. Le cadre du PJD n’exclut pas des conséquences encore plus graves sur le moyen et long terme:

«Le PJD n’a plus trop le choix aujourd’hui. Garder le cap avec les dirigeants actuels n’étant juste plus possible, deux scénarios sont désormais les plus probables. El Othmani pourrait être évincé par les urnes, ce qui pourrait ouvrir grand la voie au retour d’Abdelilah Benkirane. Sinon, le bouillonnement actuel dégénérera en scission».

Cette issue serait catastrophique pour le parti de la lampe sachant que les prochaines législatives devront avoir lieu avant début octobre prochain. Date constitutionnelle de la nouvelle année législative.

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