L'affaire Pegasus révèle «une guerre géostratégique de leadership» entre le Maroc et l'Algérie

CC BY-SA 4.0 / Sandervalya / Cour de justice d'Alger
Cour de justice d'Alger - Sputnik Afrique, 1920, 26.07.2021
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La justice algérienne a ouvert une enquête sur les informations d'un consortium d’ONG et de médias faisant état d’un espionnage opéré par le Maroc à l’aide d’un logiciel israélien. Dans un contexte tendu entre les deux pays, l'affaire évoque «une guerre qui ne dit pas son nom», selon une opposante algérienne dont le numéro a été espionné.

Alger est finalement sorti de sa réserve dans le scandale Pegasus, du nom du logiciel d’espionnage développé par la firme israélienne NSO. L’enquête menée par un consortium conduit par les ONG Amnesty International et Forbidden Stories en collaboration avec 17 médias dans 10 pays avait révélé une vaste opération d’espionnage du Maroc ciblant plus de 6.000 numéros de téléphone algériens. Dirigeants politiques, officiers supérieurs, diplomates, journalistes, militants, chefs de partis… les services de renseignement marocains, dirigés par Abdelatif Hammouchi, semblent avoir utilisé Pegasus pour surveiller une grande partie de l’élite algérienne. Jeudi 22 juillet, le parquet général d’Alger a annoncé «l’ouverture d’une enquête préliminaire».

«Suite aux informations divulguées à travers des organes de presse nationaux et internationaux, ainsi que des rapports émanant de certaines chancelleries, faisant état de l'existence d'un système d'intelligence informatique d'écoute et d'espionnage ayant visé les intérêts de l'Algérie, mais aussi des citoyens et des personnalités algériennes, et en application des dispositions de l'article 11 du Code de procédure pénale, le Parquet général près la Cour d'Alger informe l'opinion publique que le procureur de la République près le tribunal de Sidi M'hamed a ordonné l'ouverture d'une enquête préliminaire sur les faits en question», précise un communiqué du procureur général de la Cour d’Alger.

Profonde préoccupation

Le parquet a précisé que cette enquête sera confiée «aux services de police judiciaire spécialisés en matière de répression des infractions liées à la cybercriminalité et aux technologies de l'information». L’Algérie dispose de plusieurs équipes spécialisées en la matière, relevant de la police, de la gendarmerie ainsi que de l’armée.

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La seconde réaction algérienne est venue du ministère des Affaires étrangères qui, le même jour, a exprimé «sa profonde préoccupation suite aux révélations émanant d’un consortium de nombreux organes de presse de grande renommée professionnelle et faisant état de l’utilisation à large échelle par les autorités de certains pays, et tout particulièrement par le Royaume du Maroc, d’un logiciel d’espionnage dénommé "Pegasus" contre des responsables et citoyens algériens, ainsi que des journalistes et des défenseurs des droits de l’homme à travers le monde». Le département des Affaires étrangères, dont le ministre Ramtane Lamamra a été cité comme ayant été ciblé par les services marocains, a indiqué que «l’Algérie se réserve le droit de mettre en œuvre sa stratégie de riposte».

«Étant directement concernée par ces attaques, l’Algérie se réserve le droit de mettre en œuvre sa stratégie de riposte, et se tient prête à participer à tout effort international destiné à établir collectivement les faits et à faire la lumière sur la matérialité et l’ampleur de ces crimes qui menacent la paix et la sécurité internationales, ainsi que la sécurité humaine. Toute impunité constituerait un précédent extrêmement dommageable à la conduite de relations amicales et de coopération entre les États conformément au droit international», indique le ministère des Affaires étrangères.

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Ce scandale se déroule dans le contexte d’une grave crise entre les deux pays. Dimanche 18 juillet, soit le jour de la publication de l’enquête internationale, Alger avait rappelé son ambassadeur à Rabat pour consultation suite à la distribution par Omar Hilale, le représentant du Maroc aux Nations unies, d’une note appuyant le «vaillant peuple kabyle […] à jouir pleinement de son droit à l'autodétermination». L’acte de l’ambassadeur marocain avait provoqué la colère du gouvernement algérien. L’affaire Pegasus est donc venue exacerber les tensions entre les deux voisins.

«Pays frère et voisin»

Parmi les numéros des personnalités algériennes figurant sur le listing obtenu par les ONG et les médias partenaires dans le projet Pegasus, se trouvent les coordonnées de Me Zoubida Assoul, avocate et présidente de l’Union pour le changement et le progrès (UCP), un parti d’opposition. Contactée par Sputnik, elle a affirmé être dans l’attente d’éléments plus précis afin d’étudier la question d’un dépôt de plainte contre les autorités marocaines.

«En ma qualité de citoyenne et de chef d’un parti d’opposition ciblée par cette opération, je me réserve le droit de saisir la justice car c’est une atteinte aux droits fondamentaux protégés par les conventions internationales et notre constitution. L’affaire est très grave car 12% de l’ensemble des 50.000 numéros concernés par cette enquête internationale sont algériens, soit plus de 6.000 numéros de téléphone ciblés. C’est énorme. Ce logiciel espion a été utilisé contre nous par un pays frère et voisin. Pourquoi les Marocains nous ont écoutés et pourquoi maintenant? Il y a une guerre qui ne dit pas son nom avec le Maroc, mais c’est une guerre de leadership et de géostratégie », s’inquiète Me Zoubida Assoul.

La chef de l’Union pour le changement et le progrès souligne que sa formation a rendu public un communiqué de presse dans lequel elle a appelé le Président Abdelmadjid Tebboune à convoquer le Haut Conseil de sécurité (HCS).

Plainte contre RSF

Me Assoul estime que cette affaire peut être une opportunité pour les autorités, la classe politique et la société algérienne d’engager un «débat interne en matière de sécurité nationale».

«Quels sont les moyens de notre pays pour protéger la sécurité nationale dans sa globalité? Avons-nous développé des capacités algériennes pour assurer cette mission? Ma personne importe peu, ce qui m’inquiète en tant que citoyenne algérienne c’est la sécurité et le devenir de mon pays. Ce qui est important, c’est de savoir quels sont les moyens déployés par l’armée algérienne pour contrer de telles opérations. De nos jours, plus aucun État n’envahit un autre pays avec des chars et des avions, puisque ce sont les armes économiques et technologiques qui sont utilisées», insiste-t-elle.

À noter qu'Abdelaziz Rahabi, diplomate, ancien ministre et personnalité de l’opposition dont le nom figure sur le listing Pegasus, s’est félicité de l’ouverture de l’enquête judiciaire par le parquet d’Alger pour faire la lumière sur cette affaire d’espionnage.

L’affaire Pegasus a provoqué un rebondissement inattendu suite à la publication d’un communiqué de presse de l’ONG Reporters sans frontières (RSF) dans lequel elle dénonce l’utilisation de ce logiciel espion développé par la firme israélienne NSO Group. Intitulé Pegasus: «un outil répugnant et sordide, prisé par les prédateurs de la liberté de la presse», la première version du texte publiée le 19 juillet citait l’Algérie comme pays utilisateur de cette solution d’intrusion informatique. Sortie plutôt étrange puisque ce pays ne figure pas dans la liste des 11 États concernés par l’enquête du consortium projet Pegasus.

Le communiqué sera finalement corrigé le 23 juillet. Mais cette rectification n’a pas empêché l’ambassade d’Algérie à Paris de déposer plainte contre RSF pour diffamation.

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