«Pour la Tunisie, la solution est dans l’exemple de ce qu’a fait le général de Gaulle qui a changé la Constitution»

Dans un entretien à Sputnik, le Dr Riadh Sidaoui affirme qu’il est nécessaire de revenir «à un système présidentiel» en Tunisie afin de mettre un terme à la crise politique interne. Selon lui, les critiques acerbes tenues à l’adresse du Président Saïed suite à ses visites en Libye puis en Égypte sont en lien avec la situation du pays.
Sputnik

Depuis janvier, la Tunisie vit au rythme d’une crise politique suscitée par le remaniement ministériel de 11 portefeuilles décidé par le chef du gouvernement Hichem Mechichi, mais refusé et bloqué par Kaïs Saïed, en raison des soupçons de corruption qui pèsent sur certains nouveaux ministres et du non-respect de «certaines dispositions de la Constitution».

Dans ce contexte, la visite officielle effectuée du 9 au 11 avril par le chef de l’État tunisien en Égypte a été sévèrement critiquée par certains partis de l’opposition, d’obédience islamiste, dont le mouvement Ennahdha dirigé par Rached Ghannouchi, actuel président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). La visite de Kaïs Saïed le 17 mars en Libye suite à la nomination du Président du conseil Libyen Mohamed El-Menfi a également essuyé des critiques, accusant le Président d’avoir «mal préparé son voyage».

Alors que la Tunisie fait face à une grave crise économique et sociale, accentuée par le contexte de la crise sanitaire du Covid-19, où se trouve le nœud gordien qu’il faudrait trancher pour débloquer les situations politique, institutionnelle et économique du pays? Alors que la politique extérieure relève des prérogatives du Président de la République et de son ministre des Affaires étrangères, comment expliquer les attaques à leur encontre suite à leurs visites à Tripoli et au Caire? Enfin, y a-t-il un lien avec la création de la Cour constitutionnelle?

Dans un entretien accordé à Sputnik, le Dr Riadh Sidaoui, directeur du Centre arabe de recherches et d'analyses politiques et sociales (CARAPS) à Genève, explique que ce blocage institutionnel est dû «à la façon par laquelle le pouvoir est partagé et organisé par la Constitution du pays adoptée en 2014». Selon lui, les attaques contre le Président Saïed lors de ses déplacements à l’étranger «s’expliquent par des raisons internes et externes».

Il avance également l’idée d’un amendement de la Constitution, «seule voie salutaire pour sortir le pays de l’ornière».

«Un pouvoir dilué entre trois centres de décision»

«La Constitution tunisienne, issue de la révolution de 2011 – qui a provoqué la chute de l’ex-Président Ben Ali – et adoptée en 2014, a institué un pouvoir dilué entre trois centres de décision: le Président de la République, le chef du gouvernement et le Président de l’ARP, comme une sorte de pyramide régulière tronquée avec trois sommets», expose le Dr Sidaoui, précisant que «toute action publique ou décision politique requiert un accord, ou un compromis, entre les trois parties pour sa mise en œuvre».

Ainsi, «dès qu’un désaccord apparaît, comme dans le cas du remaniement ministériel ou sur les choix économiques à adopter pour relancer la croissance, le pays se trouve bloqué et suspendu à la bonne volonté de ces trois personnes et des formations politiques qui les soutiennent», ajoute-t-il, pointant «la piètre image que donnent les députés des différents partis à l’ARP, qui passent leur temps à se donner en spectacle au détriment des intérêts des Tunisiens, qui attendent des solutions pratiques à leurs problèmes en dehors des querelles idéologiques».

Dans le même sens, l’expert assure que dans les interstices de l’espace partagé par les trois sommets du pouvoir, «il y a d’autres groupes qui se sont installés, dont les grandes organisations syndicales et de la société civile, mais surtout les lobbies économiques qui ont proliféré durant les dix années suivant la révolution, essentiellement dans le secteur de l’informel, saignant à blanc l’économie tunisienne».

«Ces lobbies qui agissent dans l’ombre constituent un réel danger pour la démocratie, à cause de leur capacité de plus en plus grande à peser sur la décision politique», soutient-il, rappelant «les dernières révélations du journal Al Anouar sur la fortune "colossale" présumée du chef d’Ennahdha estimée à 2,7 milliards de dinars, soit près d’un milliard de dollars, selon le média».

Quid de la nouvelle ligne diplomatique du Président?

Depuis juillet 2013, les relations entre la Tunisie et l’Égypte ont connu un sévère coup de froid suite à la destitution du Président Mohamed Morsi, issu de la confrérie des Frères musulmans*, par l’armée égyptienne commandée à l’époque par le général Abdel Fattah al-Sissi, actuel chef de l’État élu lors de la présidentielle ayant suivi cet évènement.

En effet, le mouvement Ennahdha (également proche des Frères musulmans*) et l’ex-Président Moncef Marzouki, qui étaient au pouvoir en Tunisie, avaient apporté leur soutien à Mohamed Morsi et à la confrérie, et rompu avec le Président al-Sissi. Ainsi, alors que la visite de Kaïs Saïed a été qualifiée d’historique et de véritable tournant dans les relations entre les deux pays, Moncef Marzouki, Ennahdha et son alliée la coalition El Karama, également d’obédience islamiste, l’ont sévèrement critiquée.

Dans ce contexte, le Dr Sidaoui souligne que «la visite de Kaïs Saïed au Caire rappelle à bien des égards celle effectuée en 2015 par feu le Président Béji Caïd Essebsi, alors qu’il était en conflit avec Rached Ghannouchi». «Le Président Essebsi avait soulevé des critiques similaires à cause d’une fantasmatique peur au sein de la mouvance islamiste de voir le même scénario égyptien se répéter en Tunisie», ponctue-t-il.

Par ailleurs, il informe que les Frères musulmans* qui ont «perdu l’Égypte et [qui sont] en voie de perdre la Libye, estiment que les visites de Kaïs Saïed, qui cherche à s’affirmer d’une manière exclusive sur le dossier de la politique extérieure, pourraient être également un prélude d’un rétablissement des relations avec la Syrie dans le cadre d’une visite similaire, ce qui va accroître leur isolement sur le plan interne». «De ce point de vue, le soutien tunisien au droit de l’Égypte aux eaux du Nil contre l’Éthiopie, l’importance de la présence des 321 entreprises tunisiennes en Égypte et une entente entre les deux pays sur une démarche concertée pour régler la crise libyenne et participer activement à sa reconstruction, sont des atouts importants entre les mains de Kaïs Saïed pour s’imposer».

«La solution est dans le retour à un système présidentiel»

Enfin, le spécialiste indique que si les questions politiques et diplomatiques sont sujettes à discussion entre les différentes parties, les problèmes économiques et sociaux font quant à eux «l’unanimité concernant la gravité de la situation et l’urgence de mettre en place un plan de sauvetage et de relance de la machine économique».

Et d’informer qu’«en décembre 2020, la Banque centrale de Tunisie a indiqué que le PIB a chuté de l’ordre de 6,8%, avec une croissance négative de 7,2%, une inflation de 5,7%, un chômage de 26% et une perte de près de 200.000 emplois à cause de Covid-19».

Ainsi, en pleine «désintégration de la classe moyenne qui fut un certain temps la fierté du pays, et avec l’augmentation de la pauvreté, les riches, notamment le secteur bancaire privé, continuent de s’enrichir en suçant l’économie et en aggravant les dangers d’une éventuelle explosion, populaire».

Dans ce contexte, «alors que le gouvernement se trouve dans une situation de paralysie quasi totale et que le Président, qui appelle à un dialogue, accepte de s’assoir autour d’une table qu’avec ceux qui ont une vision économique semblable à la sienne, Ennahdha lance une campagne pour instituer la Cour constitutionnelle qu’il bloque depuis dix ans dans le but d’évincer le chef de l’État», soutient-il.

Ceci rappelle «l’exemple de la IVe République en France dominée par les partis qui ont entravé la politique de reconstruction d’après-guerre».

«Pour la Tunisie, la solution est dans l’exemple de ce qu’a fait le général de Gaulle qui a changé la Constitution pour instaurer un régime présidentiel avec de réels contre-pouvoirs et lancé une politique économique ambitieuse qui a fait de la France une grande puissance mondiale», conclut-il. «C’est également le cas aux États-Unis, où le Président est également le chef du gouvernement.»

*Organisation terroriste interdite en Russie

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