Ukraine : le destin tourmenté de la langue russe

Ukraine : le destin tourmenté de la langue russe
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Il y a deux jours, le journal indépendant Les Nouvelles de Sébastopol a informé ses lecteurs qu’à partir du 7 mars toute la correspondance municipale officielle, interne comme externe, doit être menée en russe. Dimitri Belik, chef par intérim de l’Administration de Sébastopol, a déclaré dans sa circulaire que cette décision est basée sur la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, ratifiée par l’Ukraine le 15 mai 2003.

Alors, cette Charte, peut-elle « sauver » le destin de la langue russe en Ukraine ?

Le Conseil de l’Europe n’a qu’un rôle d’observateur dans son application. Une fois tous les 3 ans les experts viennent dans les pays signataires pour recueillir les informations sur le respect des clauses de l’accord…

Mais le destin de la Charte des langues en Ukraine n’est pas simple. Pour le contrôle cela va de même : en 8 ans, depuis 2003, il n’y a eu que deux compte-rendu. La troisième visite d’experts est prévue en janvier 2016… la date nous paraît brusquement très lointaine… Viendront-ils, les observateurs européens ? Surtout que les experts ne se déplacent qu’après le rapport officiel du pays. Les conclusions aussi, nous paraissent tout d’un coup terriblement incertaines.

Nous avons demandé un avis sur la situation à un expert européen, juriste et, encore récemment, fonctionnaire du Conseil Européen, Alexeï Kojemiakov.

La Voix de la Russie. Peut-on exposer l’histoire de la Charte, pour parler de l’historique qui nous mène dans la situation actuelle ?

Alexeï Kojemiakov. « L’historique nous amène au milieu des années 1990, quand l’Ukraine a voulu entrer au Conseil de l’Europe. Une des conditions pour cette entrée, comme pour plusieurs pays qui adhéraient au Conseil de l’Europe a cette époque, était la ratification de la Charte des langues régionales et minoritaires. En Ukraine ça a pris plusieurs années : la ratification a eu lieu en 1996, mais la première ratification de la Charte a eu lieu seulement trois ans après, parce que c’était le sujet d’un vif débat. Elle n’est pas entrée en vigueur, cette première ratification de 1999, parce que la Cour constitutionnelle a aboli cette loi de ratification. Ça a demandé encore quatre ans de débats au parlement ukrainien pour adopter une nouvelle loi de ratification. C’était en 2003. Et la loi est en vigueur en Ukraine depuis cette date-là.

Il faut signaler quand même une grande différence entre ces deux lois de ratification. La première qui prévoyait une forme de protection des langues selon la situation sociolinguistique de chaque langue de l’Ukraine, des langues minoritaires. La deuxième loi était très différente, elle égalisait en quelque sorte toutes les langues. Les

« grandes langues minoritaires » comme le russe - ainsi que le hongrois, le roumain - étaient mis au même niveau de protection égale, comme le krymchak, la langue gagaouze, le grec, qui sont aussi objet d’une protection.

Les treize langues étaient mises littéralement sur la même planche, quand à la protection selon cette Charte des langues minoritaires.»

LVdlR. Est-ce logique ? Puisque chaque langue est parlée par une communauté plus ou moins importante…

Alexeï Kojemiakov. « Il y a deux logiques. Sur le plan des valeurs culturelles toutes les langues sont égales. Chaque langue est aussi chère pour chaque groupe ethnique et linguistique. Par contre, ce n’est pas logique si on regarde de près la Charte européenne des langues minoritaires. Dans sa Partie 3 elle prévoit la protection des langues selon la situation sociolinguistique, autrement dit, selon le nombre de locuteurs, selon la présence réelle de la langue dans la vie quotidienne, la vie culturelle, sociale, administrative, juridique etc., etc.

La Charte - ce n’est pas seulement le droit de parler la langue, mais aussi l’utilisation de cette langue dans plusieurs sphères de la vie publique. De ce point de vue, l’Ukraine a voulu éviter cette diversification qui a créé la situation que nous voyons aujourd’hui. La tension entre les groupes linguistique reflète les tensions plus profondes existantes dans la société. »

LVdlR. Cette ratification est restée lettre morte. Il y a eu un rapport qui critique l’application de cette Charte telle qu’elle était faite ?

Alexeï Kojemiakov. « Il y a eu déjà deux rapports. Le dernier était publié en janvier 2014. Ils sont accessibles sur le site du Conseil de l’Europe, en anglais et en français - les deux rapports de suivi de l’application de la Charte. Le comité d’experts du Conseil de l’Europe était dans la situation assez embarrassante. Il était devant la situation des réalités sociolinguistiques qui ne correspondait pas à l’instrument de ratification présenté par le pays. Le pays est souverain, il a élaboré sa lettre de ratification telle que le pays a voulu le faire. Le comité d’experts, le Conseil de l’Europe n’est pas en mesure de dire : « Vous avez commis une erreur grave, ici et là ! » C’est pourquoi cette histoire dure depuis dix ans.

J’ai entendu hier sur vos ondes l’interview de l’honorable académicienne Hélène Carrère d’Encosse. Elle parlait comme si le problème de la langue russe est apparu juste la semaine dernière. C’est un peu court comme analyse, puisque le problème existait depuis le premier jour de ratification de la Charte. Juste il y a dix ans. C’est une situation qui traîne, rien ne change. Parce que l’instrument de ratification a été conçu pour égaliser toutes les langues, et le russe est aussi bien protégé que le gagaouze et le krymchak… qui ont quelques centaines de milliers de locuteurs. »

LVdlR. On peut dire – « aussi mal protégé »… En fait, s’il se trouvait un expert suffisamment curieux pour mettre le nez dans les documents qui sont présentés sur votre site, on aurait pu avoir un instrument d’influence sur la négociation autour de la langue russe, au lieu de se réveiller au moment où le statut du russe est déjà aboli.

Alexey Kojemiakov. « Autant que je me souvienne, le comité d’experts parmi les conclusions – pas les recommandations, parce que les recommandations ne parlent pas du tout de la langue russe, les recommandations du Conseil de l’Europe sont d’ordre général – a mentionné seulement trois petites langues : le karaïm, le krymchak et le romani, comme exigeant une protection particulière, parce qu’elles sont en danger. Il n’y a pas de mention de la langue russe dans la recommandation.

Par contre, le texte du rapport de suivi par le Comité d’experts mentionne dans ses conclusions que la situation avec la langue russe laisse perplexe, par ce que les obligations de la protéger ne sont pas à la hauteur de la situation sociolinguistique réelle de cette langue.

C’est une langue qui est très répandue en Ukraine, il y a plus que la moitié de la population de l’Ukraine qui parle russe. Pire, il a d’autres chiffres : on publie plus en russe qu’en ukrainien. Cela ne fait que refléter la situation réelle, telle qu’elle existe dans la société ukrainienne. Ce n’est pas parce qu’il y a une mauvaise volonté d’un côté ou de l’autre, tout simplement – sur le plans culturel une langue est plus demandée qu’une autre.

Toute proportion gardée, j’ose faire un parallèle entre le français au Québec et la langue américaine d’à côté. Si on regarde la télévision, les publications, les medias, etc., l’anglais prédomine. Mais le français existe assez bien au Québec, c’est une langue vivante. En Ukraine c’est encore plus complexe : depuis une dizaine d’année - parfois d’une manière pas tout à fait professionnelle, parfois – c’est intentionnel – existe la situation interprété d’une façon erroné, fosse : on dit que la Charte n’existe que pour protéger des petites langues en voie de disparition. Donc, on arrive à une conclusion immédiate : le russe n’a pas besoin de protection. »

LVdlR. Il y a une sorte d’hypocrisie ?

Alexeï Kojemiakov. « Je laisse juges ceux qui utilisent cette thèse… Je répète… certaines (thèses) demeurent depuis une bonne dizaine - quinzaine d’années : si c’est un traité international, destiné à protéger les langues en voie de disparition.

On vous déclare ce qui est complètement faux.

La langue allemande est protégée en Pologne ou en République tchèque voisine! Et pas parce que la langue allemande est en voie de disparition en Europe. »

LVdlR. A votre avis, quelle est la solution ? Hier j’ai parlé avec un membre du Syndicat d’étudiants en Ukraine, basé à Kiev, qui a affirmé qu’il y avait historiquement un enseignement en russe à Odessa, et en ukrainien – à Kiev. Elle a dit : « On n’a pas de problèmes, il faut tout laisser tel quel » Est-ce que, à votre avis, il est possible de laisser les choses telles quelles au lieu de rendre la situation beaucoup plus difficile à résoudre?

Alexeï Kojemiakov. « Cette bataille, c’est la guerre des langues, bien que la Charte appelle à une harmonie linguistique dans chaque pays. Premièrement, elle protège toutes les langues qui existent dans le pays, on espère garder la diversité culturelle qui est propre à l’Europe, et, deuxièmement garder une sorte d’harmonie.

En Ukraine, à mon avis, c’est la guerre des langues. C’est la manifestation d’un conflit beaucoup plus profond que celui-là. J’ai en vue, tout d’abord: qu’est-ce que c’est l’Etat moderne. Soit c’est un Etat sous l’emprise d’une vue médiévale d’un groupe ethnique qui prédomine et qui élimine des autres… Soit c’est un Etat moderne avec une société politique avec l’égalité des droits, indépendamment des origines ethniques.

Quand vous parlez d’Odessa, cela reflète tout simplement la demande concernant l’utilisation de la langue russe comme la langue des locuteurs de cette partie de l’Ukraine. Il ne s’agit pas d’identifier des origines ethniques de chaque famille qui demande à s’inscrire à l’école en langue russe. Sinon on arriverait aux années 1930 dans un pays connus pour la sélection raciale. Le choix de mettre l’enfant dans une école enseignant en russe ou en ukrainien doit être respecté. Cela doit être un principe de base et un fil d’Ariane de cette situation extrêmement confuse… parfois rendue encore plus confuse intentionnellement.

J’ai noté que le premier acte de la semaine passée, après la nomination d’un président – ce qui n’est pas prévu par la constitution de l’Ukraine – c’était l’abolition de la langue. Cela reflète un sujet plus que brûlant.

La protection de ces langues dites « minoritaires » dans chaque pays - et leur nombre est très différent d’un pays à un autre, il n’y a pas de situations équivalentes en Europe – est très individuelle. L’application de cette Charte ne doit pas porter préjudice à la langue officielle, ça doit être clair. Autrement dit, si vous êtes citoyen d’un pays, il faut connaître la langue. Evidemment, vous pouvez me poser la question – dans quelle mesure ? Est-ce que je peux apprendre la langue en faisant une autre école ? Par exemple, à Moscou il y a une école française où on enseigne en français. Ce qui n’empêche pas les Russes qui ont la chance d’y faire les études de connaître le russe.

Personne n’est obligé d’annoncer ses origines ethniques, selon les normes européennes. »

LVdlR. D’ailleurs, nous sommes russes, et nous parlons tous les deux français.

Alexeï Kojemiakov. « Eh oui !!! »

LVdlR. Pour résumer : ce serait peine perdue d’attendre que la Charte de langues régionales et minoritaires serve de bouclier pour soutenir la langue russe en Ukraine.

Déjà les gouvernements successifs ukrainiens ont tout fait pour qu’elle ne soit pas prise suffisamment au sérieux. Ce ping-pong lors de la ratification prouve la légèreté, sinon la malveillance, de la part des autorités ukrainiennes face aux besoins de la population russophone.

Et puis, il est peu probable que l’Union Européenne, et l’Europe en général, soutiennent cette population dans ses aspirations. Le russe ne rentrera pas dans le cadre des langues à protéger par la Charte. Y croire – ce serait nourrir l’illusion qu’un jour ce sera possible. Y croire – ce serait provoquer d’avantage le retour de bâton. Le renforcement de la langue ukrainienne serait inévitable, l’utilisation de la langue russe serait bannie de la vie publique, le russe serait un handicap pour l’ascension sociale. Processus bien connu des sociolinguistes.

Notre expert voit une seule issue : un ultimatum. Selon lui, face à l’abolition du statut de la langue russe, la seule solution est le refus catégorique et public des associations russophones d’Ukraine d’accueillir ce qu’il appelle « le défilé » des experts de l’Union Européenne qui s’occupent des langues minoritaires. Et ce refus devrait être en vigueur tant que des mesures réelles n’auront pas été prises dans le pays. Puisqu’on a déjà vu plusieurs « défilés » ces dernières années… Les experts ont suffisamment de quoi faire avec les Grecs, les Allemands et les Karaïmes, tous trois – autour de 0,01 % de la population de l’Ukraine.

Notre expert estime que la seule possibilité de remettre les nationalistes à leur place c’est – curieusement – « Claquer la porte au nez des européens ». T

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