Du gaz en échange de la sécurité de la Russie

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MOSCOU, 23 décembre (Viktor Litovkine, commentateur militaire de RIA Novosti). Il y a une dizaine de jours le "scandale gazier" entre la Russie et l'Ukraine a pris un aspect nouveau.

Dans plusieurs organes de presse et sur Internet on a annoncé que pour répondre au relèvement des prix des hydrocarbures décidé par Moscou, Kiev pourrait fermer ses stations radar d'alerte aux missiles (SRAM) implantées dans les Carpates, près de la ville de Moukatchevo, et en Crimée ,à proximité de Sébastopol, et fonctionnant pour le compte de Moscou. C'est-à-dire de son système de défense antimissile (DAM). Ce qui ferait planer une menace sur la sécurité de la Russie.

Ces affirmations reposaient aussi sur le fait qu'au cours d'une récente visite effectuée à Kiev par Condoleezza Rice, le président ukrainien, Viktor Iouchtchenko, a proposé à la secrétaire d'Etat américaine de coopérer dans le domaine de la défense spatiale, notamment d'autoriser éventuellement des spécialistes américains à accéder aux SRAM de Sébastopol et de Moukatchevo. L'ancien commandant de la Défense spatiale de l'URSS, le général de corps d'armée Valter Kraskovski, avait qualifié la chose d'inadmissible. "La présence de spécialistes américains dans ces sites nous mettrait dans l'impossibilité, lorsque nous en aurions besoin, d'obtenir des informations sur le secteur sud-ouest. Leur transmission depuis Sébastopol et Moukatchevo à notre poste de commandement central pourrait être bloquée", a-t-il déclaré.

"Une telle évolution des événements aurait pu être envisagée dès 1992, lors de la conclusion avec l'Ukraine de l'accord sur la transmission à la Russie d'informations en provenance de ces SRAM. L'affaire était assez boiteuse, ce que l'Ukraine confirme maintenant", a relevé Valter Kraskovski. "En cas de détérioration des relations politiques entre la Russie et l'Ukraine cet accord précaire sur l'utilisation de ces stations pourrait devenir caduc", a dit le général. "On ne saurait exclure non plus que les Etats-Unis puissent prendre des mesures extrêmes, comme ils l'ont fait en Lettonie avec le radar de Skrunda, et obtenir la destruction de ces stations", a-t-il ajouté.

L'inquiétude de l'ancien commandant de la défense spatiale de l'URSS est compréhensible. Le système d'alerte aux missiles de la Russie est composé de deux échelons: terrestre et spatial. Des satellites du Système de contrôle spatial ont pour mission de détecter tout lancement éventuel de missiles balistiques contre notre pays. Ces satellites sont présentement au nombre de trois: un satellite géostationnaire (Kosmos-2379) et deux satellites sur des orbites elliptiques hautes (Kosmos-2388 et Kosmos-2393). Leur mission est de repérer les tirs de missiles balistiques effectués depuis le territoire des Etats-Unis et de transmettre cette information au poste de commandement Serpoukhov-15 (village de Kourilovo, dans la région de Kalouga). Après traitement cette information est communiquée au poste de commandement de l'armée de la défense spatiale à Solnetchnogorsk, dans la région de Moscou, où des décisions appropriées doivent être prises. Seulement les satellites ne peuvent malheureusement pas détecter les tirs de missiles basés en mer ou lancés depuis d'autres régions de la planète. C'est la raison pour laquelle ils doivent être "épaulés" par les SRAM terrestres.

Ces stations sont déployées près de la ville de Petchora (République des Komis), à Olenegorsk (région de Mourmansk), près de Baranovitchi (Biélorussie), non loin de Moukatchevo et de Sébastopol (Ukraine), près de Gabala (Azerbaïdjan), près de la localité de Balkhach (Kazakhstan), à proximité de la localité de Michelovka. Il y a aussi le poste de commandement et de mesure de la localité de Friazino, près de Moscou, qui dessert une centaine de missiles antimissiles: 68 missiles 53T6 (Gazelle), destinés à intercepter dans l'atmosphère, et 32 missiles 51T6 (Gorgon) destinés à intercepter au-delà des limites de l'atmosphère. Tous ces missiles font partie du système de DAM de Moscou A-135, dont le poste de commandement se trouve également à Solnetchnogorsk.

Si le gouvernement ukrainien décidait quand même d'autoriser des spécialistes américains à accéder aux SRAM de Moukatchevo et de Sébastopol, le préjudice causé au système de défense antimissile de la Russie serait négligeable. Le général de corps d'armée Kraskovski sait pertinemment que depuis 1972, date de l'entrée en vigueur du Traité ABM, des spécialistes russes se sont rendus dans des SRAM américaines et que des spécialistes américains ont fait de même chez nous, notamment à la station de Petchora. Evidemment, le retrait de la prise d'alerte des SRAM de Moukatchevo et de Sébastopol, leur fermeture ou, à plus forte raison, leur destruction, comme cela s'est produit avec la station de Skrunda en 1995, poserait problème au système DAM russe. Il "aveuglerait" un secteur assez important incluant la mer Méditerranée, les mers et les golfes de l'océan Indien baignant les côtes de l'Arabie saoudite ainsi qu'une partie assez grande de l'océan Atlantique.

Cela serait-il préjudiciable à la capacité défensive de la Russie? Assurément. Pour les militaires le facteur indétermination existe toujours. Il est notoire que les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne (seuls ces pays sont à même depuis ce secteur de tirer des missiles stratégiques contre la Russie) n'ont pas l'intention de nous attaquer. Nous non plus d'ailleurs. Le chef de l'Etat-major général, le général d'armée Youri Balouïevski, l'a clairement dit récemment. Mais tout de même, tout de même. Comme l'aimait à répéter le président américain Ronald Reagan, "fais confiance, mais vérifie quand même". Il est indéniable que l'absence de contrôle total du secteur sud-ouest de l'espace euratlantique préoccuperait sérieusement la Russie et ses généraux.

Quoi qu'il en soit, une telle évolution des événements ne serait pas fatale. La Russie a déjà mis au point des SRAM mobiles pouvant être déployées là où il faut et au moment voulu pour boucher n'importe quel "créneau". C'est vrai que pour le moment leur nombre se compte sur les doigts d'une main. Pour lancer la fabrication en série de ces stations il faut du temps et, évidemment, beaucoup d'argent. Selon le général Kraskovski, de deux à trois années seront nécessaires pour fabriquer ces SRAM mobiles. Par conséquent, il faut espérer qu'au cours de cette période rien de terrible ne se produira aux frontières sud-ouest de la Russie.

Maintenant, si les dirigeants ukrainiens entreprennent effectivement des tentatives en vue de "marchander" la sécurité russe en échange de gaz bon marché, ce sera à Dieu de les juger. Il est des comportements qui ne restent jamais impunis.

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