Andrzej Wajda: "Sans le passé, il n'y a pas d'avenir"

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Lundi soir, Andrzej Wajda inaugurera la première de son nouveau film consacré au massacre des officiers polonais en 1940 à Katyn au Théâtre national de Varsovie.

Andrzej Wajda, légende vivante du cinéma européen, termine son nouveau film consacré au massacre des officiers polonais en 1940 à Katyn, l'un des épisodes les plus tragiques de l'histoire russo-polonaise de l'époque de la Seconde Guerre mondiale.

Le réalisateur, en exil volontaire jusqu'à la sortie du film, ne donne pas d'interviews, mais il a fait une exception pour Ioulia Kantor, correspondante du quotidien russe Rossiïskaïa gazeta.

Rossiïskaïa gazeta: - Votre film est un film de fiction, mais dans quelle mesure repose-t-il sur des bases documentaires, à quel point retrace-t-il les faits historiques?

Andrzej Wajda: - Le scénario a été rédigé par un auteur connu en Pologne, Andrzej Mularczyk. Les documents ne constituent qu'un début, c'est une base nécessaire. Le cinéma polonais ne peut pas et ne doit pas passer à côté de cet épisode. Il y a des films sur l'insurrection de Varsovie, sur l'année 1939 (lorsque la Pologne a été divisée conformément au Pacte Molotov-Ribbentrop et a cessé d'exister en tant qu'Etat), sur l'insurrection du ghetto de Varsovie. Il est impossible que l'histoire de Katyn ne soit pas reflétée dans la conscience artistique. Si je n'avais pas fait ce film, il serait tout de même apparu. Il en a été d'autant plus difficile de travailler dessus. Pour l'instant, nous n'avons même pas commencé à nous occuper de la publicité: je ne veux pas me retrouver sous la pression de l'impatience des futurs spectateurs.

R.G.: - Envisagez-vous de diffuser votre film en Russie?

A.W.: - Nous n'avons pas encore mené de négociations avec la partie russe car le travail n'est pas encore terminé. Le film sort en salles le 20 septembre, après le festival du film polonais à Gdynia. En attendant, nous travaillons sur le montage et la sonorisation. Nous avons utilisé des équipements sophistiqués pendant le tournage, ce qui pose certaines difficultés. Mais je tiens beaucoup à ce que le film soit présenté chez vous. Et j'espère que cela se réalisera.

Le film n'est aucunement dirigé contre la Russie: il raconte comment a été commis l'un des crimes de Staline. Ce film montre comment se révèle une vérité horrible. Le NKVD (la police politique soviétique - ndlr.) a fusillé à Katyn quelques milliers d'officiers polonais, alors qu'ils auraient pu participer à la guerre contre les fascistes. J'ai étudié, bien entendu, les documents sur l'affaire de Katyn accordés [à la Pologne] par la Russie. Ce sont les documents du Politburo stalinien qui a adopté cette décision. Les papiers retraçant l'histoire et l'organisation de ce massacre ne sont toujours pas accessibles. J'ai lu des extraits de journaux personnels et de mémoires découverts lors de l'exhumation des restes. La revue parisienne Culture a publié les mémoires de femmes de nos officiers fusillés. Le tout a constitué la base historique [de notre film].

On aurait pu faire un documentaire, un film politique, mais ce n'est pas cela qu'attendent les spectateurs, la société polonaise: il leur faut une interprétation artistique des faits qui ne fausserait pas la vérité historique. D'autant plus que l'histoire n'a pas fini avec l'exécution à Katyn. Les officiers avaient laissé femmes et enfants derrière eux. Le film parle également de leurs destins. Je me souviens que ma mère me parlait de Katyn: mon père y avait trouvé la mort. En fait, il n'y a pratiquement pas de famille en Pologne qui ne soit pas concernée par Katyn.

R.G.: - Katyn a également touché la famille de Krzysztof Penderecki, auteur de la musique du film. Est-ce que ce film sera partiellement autobiographique pour vous deux?

A.W.: - Non, je cherchais à éviter cela. Le film est composé de cinq nouvelles, de cinq sujets qui s'entrecroisent. Chaque sujet est fondé sur une histoire réelle. L'action se passe majoritairement en 1945, lorsque certains rentrent à la maison et d'autres pas... [Le comédien russe] Sergueï Garmach, un acteur absolument brillant, interprète un des rôles principaux. J'ai fait sa connaissance alors que je mettais en scène "Les Démons" [de Dostoïevski] au théâtre Sovremennik [de Moscou]. Il joue un officier soviétique qui sauve la femme d'un Polonais fusillé à Katyn. Il la cache alors qu'elle doit être arrêtée après l'exécution de son mari.

R.G.: - Quel auditoire visez-vous?

A.W.: - C'est une question difficile. Il y a quelques années encore, les gens ne s'intéressaient pas au passé, les jeunes ne voulaient regarder que l'avenir. Les jeunes acteurs aussi. Mais petit à petit, ils ont pris conscience que sans le passé, il n'y a pas d'avenir. Je voudrais qu'ils voient aussi le film sur Katyn. Ma tâche consiste à raconter la vérité. Il existe des phénomènes sinistrement emblématiques pour le XXe siècle. Il faut les comprendre et les ressentir, pour éviter que cela fasse l'objet de spéculations.

R.G.: - A quel point la situation actuelle en Pologne correspond-elle à votre état d'esprit? Après avoir rejoint le mouvement Solidarnosc dans les années 1980, vous avez abandonné la politique dix ans plus tard. Pourquoi?

A.W.: - Dans la vie de chaque pays, il y a des moments où l'artiste ne peut pas rester à l'écart des changements qui interviennent. Il se doit d'être citoyen. Et pas uniquement dans son oeuvre. C'est peut-être la participation des intellectuels qui retient la société dans des moments culminants de l'histoire, l'empêchant de passer à la destruction. Mais pas toujours, en fait...

Le temps de l'idéalisation est révolu. Quand Solidarnosc, l'opposition, est née, nous avons cru que nous progresserions très vite. Ensuite, il s'est avéré que nos vieilles maladies s'étaient trop profondément enracinées dans notre conscience. Que la société évoluait et se développait moins vite que nous ne le souhaitions. Le plus effrayant c'est que la déception pouvait faire repartir le pendule du temps en arrière. L'ancien système s'obstinait à montrer les dents, résistait avec acharnement, désespérément. Je dois vous dire une chose: nous nous rendions tous compte de ce à quoi nous voulions renoncer. Cette compréhension est devenue le gage de la marche en avant. La Pologne a beaucoup changé depuis, elle devient un pays civilisé, du point de vue politique et économique.

R.G.: - Quand l'Etat abandonne le totalitarisme, qu'est-ce qui est plus facile pour les intellectuels, être dans l'opposition ou chanter à l'unisson avec le pouvoir?

A.W.: - Il leur est difficile de rester intellectuels. (Il sourit). Dans un pays démocratique, ils n'ont pas à former un tout monolithique. Mais ils sont toujours obligés, à ce qu'il me semble, de mettre en exergue les erreurs des gouvernants. Les intellectuels ont perdu leur tribune informelle: dans un Etat totalitaire, leur voix était une sorte de diapason moral au milieu du silence universel et des "brouillages" politiques. Maintenant, tout a changé. Beaucoup ont été effrayés et déçus par ce fait. Mais c'est tout à fait régulier et juste. Il faut exister en polyphonie.

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