Comment les USA voulaient mettre en place un système pour voler les informations de l'URSS

© Flickr / Craig Moe Kryptos, une sculpture exposée à Langley (Virginie) dans l'enceinte du quartier général de la CIA.
Kryptos, une sculpture exposée à Langley (Virginie) dans l'enceinte du quartier général de la CIA. - Sputnik Afrique
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L'analyse des liens entre science, politique et Guerre froide.

Suite du dossier avec l'ordinateur IBM 701 conçu en 1954 avec un vocabulaire de seulement 250 mots et plusieurs règles simples pour traduire correctement 60 phrases du russe vers l'anglais. Cet accomplissement — la célèbre expérience de Georgetown — a été très couvert par les médias et les autorités américaines, persuadées des perspectives brillantes de cette technologie de traduction automatique qui promettait de transcrire les textes de l'ennemi. Cela n'a pas été le cas.

Cette expérience spectaculaire avait sans doute une dimension non seulement scientifique, mais aussi politique. L'importance militaire, nucléaire et de renseignement de ce projet de traduction automatique a été étudiée par l'historien de la science Michael Gordin, connu en Russie notamment pour ses œuvres consacrées au dialogue entre Euler et Koulibine, ainsi qu'à la transformation de l'anglais en langue scientifique internationale.

© Flickr / pdxdiverIBM 701
IBM 701 - Sputnik Afrique
IBM 701

Les essais de la bombe atomique soviétique en 1949 et le lancement du premier satellite en 1957 ont montré aux États-Unis que l'URSS tenait bon dans la course scientifique. Qui plus est, la compréhension des événements de l'autre côté du Rideau de fer nécessitait une traduction rapide d'un grand nombre de documents publics et secrets vers l'anglais. Ce projet de traduction automatique était donc à la croisée des intérêts scientifiques, civils, militaires, et de renseignement américains. Les auteurs espéraient que le "russe scientifique", caractérisé par des phrases simples et un vocabulaire clair, permettrait aux ordinateurs d'apprendre le russe ordinaire, très compliqué et varié.

Les Russes écrivent!

En 1948, 33% de toute la littérature scientifique était publiée en russe, et 40% en allemand. Si en 1913 les textes russes représentaient 2,5% de toutes les publications du Chemical Abstracts Service, en 1958 cette proportion était déjà de 17%, ce qui était largement supérieur aux publications en allemand (10%) et en français (5%). En 1944, le rédacteur de la revue a prévenu les lecteurs de la nécessité d'apprendre le russe.

A la fin du XIXe siècle, les scientifiques et les ingénieurs américains avaient appris l'allemand mais personne n'aurait pu prévoir que cinq ans de guerre marginaliseraient cette langue et qu'il faudrait apprendre le mystérieux alphabet cyrillique. En 1953, seulement 400 sur 400 000 scientifiques et ingénieurs pouvaient lire couramment le russe.

La politique stalinienne a compliqué davantage la situation. En 1947, les autorités soviétiques ont fermé toutes les revues scientifiques en langues étrangères (Comptes rendus АН СССР, Acta Physicochimica et Journal of Physics of the USSR) afin de lutter contre la "servilité par rapport à l'Occident" et les fuites d'information. Elles ont également annulé la publication du contenu des revues et des résumés des articles en langues étrangères: les scientifiques occidentaux ne pouvaient plus comprendre jusqu'au sujet des nouveaux textes sans savoir lire le russe.

Dès la fin des années 1940 et notamment suite au lancement du premier satellite soviétique, le Congrès américain a octroyé des dizaines de millions de dollars pour l'apprentissage du russe. Pour faciliter la tâche, les chercheurs ont avancé le concept du russe "scientifique" ou "technique", loin de la langue incompréhensible de Pouchkine et de Dostoïevski. Un vocabulaire internationalisé, une abondance de formules, une grammaire simple… Tout cela aurait dû faciliter au maximum le processus d'apprentissage. Mais cette méthode n'a pas entraîné de progrès réels. C'est alors que les Américains se sont tournés vers les ordinateurs pour leur venir en aide.

© NASASpoutnik 1 le premier satellite artificiel (1957).
Spoutnik 1 le premier satellite artificiel (1957). - Sputnik Afrique
Spoutnik 1 le premier satellite artificiel (1957).

Les machines à la rescousse

Le pionnier de la traduction automatique était paradoxalement un homme assez éloigné de la linguistique structurelle et des ordinateurs: il s'agit de Léon Dostert, interprète personnel du général Eisenhower. Née en 1904 en France, il avait très vite appris l'allemand lors de l'occupation au cours de la Première Guerre mondiale pour devenir interprète et c'est suite à l'entrée des forces américaines dans sa ville natale de Longwy qu'il a appris l'anglais: ayant remarqué le talent du jeune traducteur, les officiers lui ont payé des études aux États-Unis. En 1939 il était déjà professeur du français à l'université de Georgetown, puis, suite à la défaite de la France en 1940, Léon Dostert a pris la nationalité américaine et passé toute la guerre dans l'état-major d'Eisenhower avec le grade de colonel.

Il est donc peu étonnant que ce polyglotte, dont la vie avait été lourdement affectée par les deux guerres mondiales, avait envie de prévenir la troisième. En 1951 il a critiqué dans ARMOR, la revue des forces blindées américaines, la combativité de l'Otan, notamment l'incapacité des soldats originaires des pays différents de l'Alliance de se comprendre à cause de manque de connaissances linguistiques.

© Photo Capture d'écran: YoutubeLéon Dostert
Léon Dostert - Sputnik Afrique
Léon Dostert

En 1945, lors des audiences du Tribunal de Munich, Dostert a de fait inventé la traduction simultanée — une traduction consécutive aurait prolongé de manière inacceptable ce processus déjà très long. C'est lui qui a avancé l'idée de placer les interprètes dans une cabine et de transmette la traduction vers tous les participants de façon individuelle à l'aide d'écouteurs. Tous ces équipements ont été octroyés gratuitement par Thomas Walton, ami de Dostert et futur président d'IBM. Après avoir créé un système similaire à l'Onu, Dostert a obtenu le poste de président du nouvel Institut des langues et de linguistique au sein de son université.

La solution au problème de traduction automatique est finalement venue d'une source inattendue. Pendant la guerre, l'armée utilisait des ordinateurs à cartes perforées d'IBM non seulement pour calculer les trajectoires des obus et gérer les problèmes de logistique, mais aussi dans le domaine cryptographique. C'est ce qui a poussé Warren Weaver de la Fondation Rockefeller vers l'idée de la traduction automatique. En 1947, il a adressé une lettre à Norbert Wiener, père de la cybernétique: "Le problème de traduction peut être résolu comme un problème cryptographique. Quand je regarde un article en russe, je me dis: "Il est en réalité écrit en anglais, mais chiffré avec des symboles étranges que je décode". Wiener, qui connaissait plusieurs langues, a pratiquement démoli ce projet en soulignant son principal obstacle, toujours irrésolu: les mots des langues naturelles ont trop de sens, vagues et ambigus, pour qu'on puisse les traduire de manière mécanique.

© Photo Capture d'écran: Norbert Wiener
Norbert Wiener  - Sputnik Afrique
Norbert Wiener

Mais la Fondation a tout de même octroyé à Weaver assez d'argent pour qu'il continue à promouvoir ses idées. En 1952 il a financé la première conférence consacrée à la traduction automatique, présentant les problèmes techniques et philosophiques principaux de ce projet. Léon Dostert a également pris part à cet événement, ayant compris que pour que la traduction automatique soit un succès il fallait construire un appareil capable de prouver sa faisabilité au lieu de débattre des problèmes fondamentaux.

La machine de Dostert s'appuyait sur six opérations de base — les règles — et ne pouvait donc traduire que les phrases qui leur correspondaient. Chacun des 250 mots de son vocabulaire était codé par deux chiffres définissant la fourchette binaire de décision. L'ordinateur choisissait entre l'ordre des mots direct et inverse, ainsi qu'entre deux sens sémantiques. Les résultats étaient impressionnants malgré le caractère très limité des moyens: des phrases russes translitérées en alphabet latin étaient introduites dans la machine à l'aide des cartes perforées pour donner le résultat suivant dix minutes après:

KRAXMAL VIRABATIVAYETSYA MYEKHANYICHYESKYIM PUTYEM YIZ KARTOFYELYA
Starch is produced by mechanical methods from potatoes
VYELYICHYINA UGLYA OPRYEDYELYAYETSYA OTNOSHYENYIYEM DLYINI DUGI K RADYIUSU
Magnitude of angle is determined by the relation of length of arc to radius
MI PYERYEDAYEM MISLYI POSRYEDSTVOM RYECHYI
We transmit thoughts by means of speech

Les dangereux fonds de la CIA

Le succès sensationnel de la démonstration de Dostert en 1954 a attiré l'attention de la marine, de la CIA et d'autres services américains… qui n'avaient pas pour autant envie de financer son projet. Une aide inattendue est alors venue d'URSS: Alexeï Liapounov, père de la cybernétique soviétique, a remarqué un article sur l'expérience de Georgetown et créé un groupe de recherche à l'Institut mathématique. Dmitri Panov, de l'Institut de la mathématique précise et de moyens informatiques, a suivi son exemple et en 1958, la traduction automatique était étudiée par 79 établissements soviétiques différents.

Ayant souligné la nécessité de "rattraper l'URSS", Dostert et ses collègues ont enfin obtenu un financement généreux de 100 000 dollars par an — ce qui s'explique également par le fait qu'Allen Dulles, ancien camarade de front de Dostert, a été nommé chef de la CIA en 1956. Son service manquait d'analystes russophones pour traiter les informations sur l'URSS et Dostert a promis à Dulles que ses machines pourraient bientôt l'aider. De 1956 à 1958, le groupe de Georgetown a reçu près de 1,3 million de dollars (10 millions de dollars selon le cours de 2016) de la CIA. Aucun collectif scientifique de l'époque — sauf les physiciens nucléaires — ne pouvait rêver de sommes pareilles. Près de 8 000 termes dans le domaine de la chimie organique ont été transférés vers les cartes perforées. Dostert a également signé un contrat de traduction de textes soviétiques sur l'énergie atomique.

© Photo Capture d'écran Allen Dulles
Allen Dulles - Sputnik Afrique
Allen Dulles

Les perspectives du projet se sont pourtant considérablement assombries au milieu des années 1960. Le philosophe Yehoshua Bar-Hillel, premier expert du pays en traduction automatique, a mis en avant les lacunes insurmontables de ce système. D'après son exemple célèbre, l'ordinateur ne comprenait pas la différence entre "the box is in the pen" ("la boîte est dans le manège") et "the pen is in the box" ("le stylo est dans la boîte"), alors que l'homme saisit de manière instinctive si "the pen" signifie "manège" ou "boîte".

En 1963, Dostert a réussi à repousser les attaques des congressistes qui avaient organisé des séances spéciales consacrées à la traduction automatique. En 1964, le Comité de la linguistique appliquée de l'Académie nationale des sciences des États-Unis a constaté une "absence de progrès" dans la traduction automatique d'articles non-adaptés du russe vers l'anglais. La CIA a également coupé son financement, sans expliquer ses motivations.

La fin des machines

En fin de compte, le succès retentissant de l'expérience de Georgetown a condamné le projet. Les premières phrases étaient trop bien traduites, alors que les traductions suivantes se sont avérées inexactes et maladroites voire tout à fait incompréhensibles sans corrections supplémentaires.
D'après Gordin, l'erreur fatale de Dostert était son manque d'attention envers les consommateurs des traductions automatiques. Il ne s'orientait que sur les services d'État qui pouvaient à tout moment couper leur financement — ce qui a été le cas.
Quoi qu'il en soit, les Etats-Unis ont toutefois réussi à résoudre le problème des "secrets de la science soviétique" de manière peu coûteuse: des éditeurs privés ont créé une série de revues telles que le Journal of general chemistry of the USSR contenant les traductions de tous les articles des magazines soviétiques. D'abord, ils ont trouvé un public attentif parmi les Américains qui n'avaient pas d'envie d'apprendre le russe, puis la majorité du tirage était destinée aux experts étrangers. Des scientifiques français, japonais, indiens ou brésiliens qui voulaient être au courant des recherches soviétiques achetaient ces revues américaines au lieu d'apprendre le russe. Ainsi, le progrès révolutionnaire de la science et des technologies soviétiques a contribué au monopole de l'anglais en tant que langue internationale des scientifiques.

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