Rouge Soutine : Interview exclusif d'Olivier Renault. Partie 2

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Soutine avait le soutien de sa famille? Contrairement à Modigliani, Soutine a été très peu aidé par sa famille. Il a dû se débrouiller tout seul.

Soutine avait le soutien de sa famille ?

Contrairement à Modigliani, Soutine a été très peu aidé par sa famille. Il a dû se débrouiller tout seul. Il a dû travailler (chez Renault ou en déchargeant des bacs de marée à la gare du Montparnasse) et recevait moins d'argent que Modigliani lorsque Zborowski a soutenu les deux peintres. Cependant, contrairement à son ami, Soutine a connu la reconnaissance économique par sa peinture.

 

Quand commence la popularité de Soutine ?

Lorsque Barnes, fin 1922 ou tout début 1923, le désigne comme le génie qu’il a toujours cherché. Du jour au lendemain, Soutine est devenu très populaire. Tout le monde se met à l’imiter, par exemple à lire Dostoïevski comme lui. Cela va transformer sa vie.

 

Cela commence comment ?

Barnes achète 40 tableaux à Soutine. Il va en revendre une quinzaine à des collectionneurs parisiens puis repart avec 25 toiles aux Etats-Unis.

 

Soutine est devenu riche très vite ?

Non, contrairement à ce que l’on dit, Soutine n'est pas devenu riche du jour au lendemain. Mais célèbre, oui. Il faut se l'imaginer : en quelques heures, il passe du statut de clochard à celui de génie ! Ce génie qu’avait, le premier, pressenti son ami Modigliani, mort depuis presqu’un an. Modigliani est une sorte de génie vagabond bohème qui plaisait aux femmes. Soutine, c'était plus compliqué de ce côté-là. Il est devenu dandy lorsqu’il a eu de l'argent, en 1926 — c’est à ce moment qu’il devient riche, grâce aux Castaing. Mais même quand il avait de l'argent, Soutine n'avait qu'une seule paire de chaussures et un seul costume — fait sur mesure — car il avait peur qu'on le lui vole. Il avait très peu de choses chez lui. Son amante et amie Gerda Groth-Michaelis (qu’il surnomme Garde) a bien parlé de cette situation.

 

Tu n’aimes pas la normalité ?

La normalité ne m'intéresse pas. Que veux-tu raconter sur le représentant immobilier avec son costard satiné ? Ou d’autres types qui ne font pas grand-chose et qui gagnent bien leur vie. Moi, je m'occupe de singularités irréductibles comme Soutine !

 

C'est quoi le rapport de Soutine avec l'argent ?

Soutine n'a rien à faire de l'argent. Il en a besoin pour manger, mais il ne veut pas le toucher. C'est un type qui a fait la manche dans la rue. Modigliani et beaucoup d'autres quémandaient pour qu'on leur paye un verre, ou attendaient qu'on les invite à bouffer à la Rotonde. Soutine aussi, mais il ne s'est jamais abaissé devant un riche. Lors de la première rencontre avec Barnes, Soutine va dire qu'il est allé le voir mais qu'il n'en avait pas trop envie. La première entrevue entre Barnes et Soutine est une catastrophe. Pendant que Barnes invite Soutine à prendre place, il le regarde à peine s'occupe d'autre chose. Soutine ne supporte pas et racontera à Chana Orloff qu'il s'en était voulu de s'être déplacé pour un rustre pareil. À un autre financier qui eût l'idée bizarre et méprisante de lui dire que sa peinture est dégueulasse, Soutine répond, en reprenant son tableau, que ce n'est pas sa peinture qui est dégueulasse mais l'argent du financier. On a la même histoire avec les Castaing. Madeleine Castaing était en passe de devenir l'égérie de Montparnasse et de Saint-Germain. Bien que déjà connu, Soutine meurt visiblement de faim en 1923, lorsque le peintre Pierre Brune le signale aux Castaing. Rendez-vous est pris, mais le couple arrive en retard et n’a pas le temps d’examiner les œuvres. Marcellin sort un billet de cent francs (pas mal d’argent pour l’époque) en guise d’acompte, mais Soutine, offensé, jette le billet à leurs pieds, leur répliquant qu’il aurait été heureux avec cinq francs. Au lieu de leur lécher les pieds, il part, sans donner d’autre rendez-vous. Il a sa fierté et préfère quêter que de recevoir de l'argent dans des conditions humiliantes pour son art. C'est ça, Soutine. Pour lui, c'est sa peinture qui compte avant tout, et certainement pas l'argent.

 

Est-ce cela la définition de l'artiste ?

Soutine a un rapport très particulier par rapport à l'argent et à la propriété. C'est un artiste profond. C'est comme dans le Roman de Renart. Les mecs, ou les animaux, ont faim. Ils doivent trouver de l'argent par tous les moyens, pour manger. Ils vont à la chasse. Soutine fait la manche. Il va par exemple demander à un autre peintre russe, dans la rue, de lui donner trente francs. Celui-ci achète deux maquereaux et demande à Soutine de lui faire un tableau. Il s’exécute, peint un tableau des maquereaux et, en échange, va recevoir trente francs. Mais Soutine, qui est aussi un filou, va le revoir pour lui emprunter le tableau, et le revend trois francs. Soutine montre le peu de cas qu'il fait de la propriété. Le fait est connu, il allait racheter ses propres tableaux chez des particuliers ou à des galeristes. Puis il les détruisait devant eux. Il y a peu de peintres qui font ça, non ? L'argent n'a pas d'importance, d'une certaine manière : il est nécessaire, mais Soutine ne veut pas y toucher. Il détruit des tableaux qui sont, aux dires des témoins, des merveilles, mais pas pour lui. Il veut que ne demeurent que les meilleurs. Les Castaing l'entretiennent et lui ne touche pas à l'argent. Soutine utilise les services de leur chauffeur à sa guise, notamment pour se rendre dans le Midi. Il envoie des notes de frais, des factures aux Castaing. Lui, il est peintre, il peint. L'argent, c'est aux autres de le gérer. Tant qu’il vit à peu près bien… Très peu de gens ont vu Soutine en train de peindre. Peindre, c'est un acte intime pour lui. C'est quelqu’un de très pudique. Modigliani dessinait devant tout le monde en terrasse, mais pas Soutine.

 

Comment peint Soutine ?

Contrairement aux apparences, puisque sa peinture a influencé l’action painting, il peignait très lentement. Il se collait au modèle, l’examinant au plus près ; celui-ci ne devait pas bouger pendant des heures sous peine de crise de nerf du peintre !

 

Tu as des anecdotes sur sa manière de peindre ?

À Vence, il a beaucoup peint un bel arbre, un frêne, sur une place. Il ne supportait pas qu’on le regarde peindre. Si quelqu'un s'approchait, il collait le tableau sur lui, préférant ainsi le détruire que de le montrer. Accompagné du chauffeur des Castaing, il lui a demandé de placer la voiture devant lui, caché dans une encoignure, afin qu'on ne puisse pas le voir alors en train de peindre. L'acte de peindre est quasiment sexuel chez lui. C’est intense, intime, dérobé. Quand il montre ses tableaux, il a peur du jugement. Il ne se donne pas en spectacle.

 

Soutine a eu un parcours académique ?

Absolument, Soutine a étudié les beaux-arts à Vilnius et à Paris. Il n'a pas le parcours romantique de celui qui s'est formé tout seul. Il a copié les grands maîtres de la peinture, Chardin, Clouet, Courbet et surtout, il était obsédé par Rembrandt. Les carcasses de bœufs qu'il peint en série relèvent à la fois de ses préoccupations personnelles et de son admiration pour Rembrandt. Les natures mortes qu’il peint sont des scènes entre deux crimes : le meurtre de la victime et l'acte de les manger. On y voit beaucoup de fourchettes posées sur des poissons frais, des lapins en fourrure. C’est troublant. On est entre le meurtre et la préparation culinaire pour que, nous, nous puissions vivre. Cela peint par un type qui, lui-même, crevait de faim, mais laissait pourrir ses victuailles afin de les peindre.

 

Mais il les trouve où ses carcasses d'animaux ?

La Ruche, où il vit en arrivant à Paris, est située à côté des abattoirs. La nuit on entendait les animaux beugler. Il croise les bouchers, blouse maculée de sang, au bistrot à l’angle de la rue. La violence représentée l'intéresse. La violence faite aux animaux, et aux individus dans le monde... Quand il peint ses carcasses de bœufs, il va chercher du sang frais pour les maintenir brillantes.

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