Best of 2018: «Les valises de billets sont toujours d’actualité» en Françafrique

© Sputnik. Antoine Harrewyn Robert Dulas
Robert Dulas - Sputnik Afrique
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Le Nouvel An, c’est l’occasion pour Sputnik de présenter ses meilleurs articles de 2018. Celui-ci, c’est l’histoire de Robert Dulas. Il a tout fait, il a eu mille vies. Mille jobs. En Afrique. Rencontré et conseillé pléthore de chefs d’État et de services de renseignement. Barbouze? Mercenaire? Non, il préfère le terme de diplomate de l’ombre.

[Article initialement publié le 01/10/2018]
Libye, Cote d'Ivoire, Niger, Centrafrique… Robert Dulas a parcouru l'Afrique et été de toutes les zones grises de la Françafrique. C'est pourtant dans la bien moins exotique station balnéaire pour seniors de la Grande-Motte qu'il nous reçoit pour un entretien passionnant de plusieurs heures, qui aurait pu durer trois jours.

Retrouvez les meilleurs moments de cet entretien en vidéo

Barbouzeries en Libye

Le nom de Robert Dulas est apparu dans les médias en 2011, à l'occasion de la guerre en Libye, une seconde fois en 2014, pour la sortie de son ouvrage Mort pour la Françafrique aux Éditions Stock. Il est le cofondateur de Secopex, la première société militaire privée en France, dont les pratiques sont extrêmement encadrées dans l'Hexagone, par crainte légitime du mercenariat.
Elles le sont beaucoup moins outre-Atlantique, où la SMP de référence est Blackwater (appelée maintenant Academi), de sinistre réputation et très liée au gouvernement américain. Qu'était la Secopex? Une belle vitrine qui proposait en particulier des services de sécurité maritime, mais dont les activités officieuses se révélaient davantage rémunératrices. En fait, la société a principalement travaillé pour Blackwater, effectuant un travail de sous-traitance sur l'arc sahélo-saharien.

«On a donc travaillé pour une société privée, on donnait du renseignement à cette société et ces renseignements, on est sûrs qu'ils allaient à la CIA.»

Dulas, homme de réseaux et d'informateurs dans toute la région, fonde Secopex avec Pierre Marziali, ancien militaire du 3e RPIMA, basé à Carcassonne. Deux personnalités très complémentaires, donc, qui montent une affaire dans ce business de la sécurité privée qui peut se révéler juteux. Ils refusent pourtant d'être qualifiés de mercenaires. Durant tout cet entretien, Bob me clame au contraire son patriotisme.
Avant d'être au service des Américains, il déclare avoir en vain offert ses services aux renseignements français, mais Marziali et lui-même étaient devenus trop gênants. Bob avance aussi le facteur jalousie: à lui seul, il détenait plus d'informations et de contacts que les antennes locales des services.

«Les Américains se foutent complètement que le gars ait des diplômes, qu'il ait un passé même nébuleux, ce qui leur importe, c'est la qualité du renseignement. Ils vont le chercher, ils le prennent, ils le paient et ils s'en servent. Ce n'est pas le cas chez nous. Faut être saint-cyrien, énarque ou être membre des services de renseignements. Être membre des services de renseignements, ça implique parfois de faire des choses qui ne sont pas dans ce que vous avez envie de faire. Donc, je revendique ma liberté.»

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Pierre Marziali, son associé? Un nom inconnu du plus grand nombre aujourd'hui. Il est pourtant le seul Français mort durant l'opération française en Libye en 2011. Lors d'une embuscade (le Quai d'Orsay parle plutôt d'un contrôle de police), Marziali est assassiné par des membres de la «katiba (ou brigade) du 17 février», réputée proche de Bernard-Henri Levy et donc de Nicolas Sarkozy. Pourquoi est-il mort? La question qui fâche. Pire encore, qui est le commanditaire de cet assassinat? Bob me le confie, il reçoit encore des coups de fil la nuit. Appels masqués. Aucune identité. Selon ses sources, un Blanc cagoulé aurait fait partie du commando. Bob soupçonne fortement qu'il s'agit de l'homme ayant tué son associé. Il s'agirait selon lui, d'une «opération homo», nom donné aux assassinats ordonnés par l'exécutif…

«J'ai des coups de fil d'un gars qui est angoissé, qui m'appelle en me disant, je ne peux plus dormir, j'en peux plus. Au début, je n'ai pas compris. Quelques temps après, j'ai compris, il s'agit certainement de la personne qui était mandatée, qui portait une cagoule dans la brigade du 17 février […] Mes sources Touaregs m'ont dit dès le départ qu'il y avait un Blanc dans l'équipe.»

Autant de questions qui remettent directement en cause la légitimité de ces rebelles libyens, voire de l'intervention française en Libye.

Après la chute du Raïs, un chaos prévisible

Une dizaine de jours auparavant, Dulas et Marziali s'étaient rendus à l'Élysée pour y laisser une note, avertissant les hautes sphères (elle aurait été lue par Claude Guéant et le Président de la République) du pedigree très louche des rebelles notamment du Conseil national de Transition, reconnu dans la précipitation par Sarkozy: des djihadistes, d'anciens cadres du pouvoir Kadhafi et des démocrates, ces derniers évidemment propulsés sur le devant de la scène.

«À 40 km de Benghazi, il y a un village dans lequel la Charia s'applique déjà, qui est un passage obligé pour les migrants […] Pendant leur séjour, ils sont formés, comme de la lobotomisation, on leur explique comment mettre de l'explosif autour d'eux, comment préparer des poisons à distribuer dans les bassins de décantation pour l'eau potable en Occident […] Donc on fait une note. Compte tenu de la teneur et de l'importance, on se rend à l'Élysée, on remet la note à un commissaire qui est sur place et qui lit la note et qui nous envoie un mail dans la foulée en disant: "votre mail a été lu par les deux personnes qui devaient la lire, à savoir le Président et le Secrétaire Général de l'Élysée."»

Dix jours après, Marziali est exécuté en Libye. La raison d'État? On ne le saura jamais. En tout cas, le diagnostic de cette note s'est vérifié quelques années plus tard, le pays étant toujours en proie au chaos.

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Au début de la révolte, c'est Bechir Salah, un proche du Guide, qui appelle Bob à la rescousse. Il rencontre Kadhafi et lui conseille même de quitter le pouvoir. Au vu de la situation, celui-ci obtempère, évoquant ainsi cette décision lors d'une interview avec une journaliste française où il explique vouloir quitter les rênes du pouvoir, et devenir une sorte de «Reine d'Angleterre». Malheureusement pour lui, comme le narre si bien La Dernière Nuit du Raïs de Yasmina Khadra, il sera lynché peu après.

«À la fin de l'interview, elle lui a demandé s'il était prêt à se retirer: "oui, je suis prêt à organiser des élections transparentes avec des observateurs internationaux. Moi je veux jouer à la Reine d'Angleterre, donc les icônes et c'est tout." [répond le guide de la Révolution, ndlr] Quand la cassette est arrivée à Paris, la fin de l'interview n'est jamais passée sur les ondes, ce qui fait que le cours de l'Histoire aurait pu changer.»

Robert Dulas n'est pas devenu conseiller de Mouammar Kadhafi par miracle. Sa carrière au service des chefs d'État de l'arc sahélo-saharien attestent de l'expérience incomparable du sieur. Autodidacte arrivé à 20 ans en Côte d'Ivoire, il enchaîne des professions tout à fait légales, rien de bien méchant, il monte une société de sécurité incendie, s'occupe aussi des relations publiques du groupe Stella Artois, puis d'autres beaucoup plus occultes. En fait, tout commence avec son introduction chez Felix Houphouët-Boigny. Il se rapproche du Président ivoirien, devient son conseiller et l'informe de l'état de l'importante communauté française implantée dans le pays.

«J'ai mis le pied dans le renseignement par hasard»

Il accomplira de nombreuses missions en tant qu'émissaire. Il collabora également avec François Bozizé en Centrafrique et Salou Djibo au Niger, d'ailleurs, il porte toujours le titre honorifique d'ambassadeur plénipotentiaire du Niger. Une de ses tâches consistait à jouer les intermédiaires entre le chef d'État et les opposants et de mener à bien les négociations. Un vrai diplomate de l'ombre.

Un parcours qui nous amène inévitablement aux relations diplomatiques entre la France et l'Afrique. On glose beaucoup sur le «Nouveau Monde» dans la politique française actuelle et donc de la disparition des pratiques plus que douteuses de la fameuse Françafrique. Après avoir été dans les arcanes du pouvoir et de la franc-maçonnerie africains durant des dizaines d'années, Bob me répond, sans vouloir trop se mouiller (et on le comprend volontiers) que

«Les valises de billets sont toujours d'actualité.»

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La Françafrique perdure sans doute, mais elle est sûrement sur la pente descendante. La France perd du terrain et ses parts de marché en Afrique, devancée surtout par la Chine. Depuis quelque temps, on parle également d'un autre acteur qui menacerait l'influence de Paris en Centrafrique, la Russie.

"La Russie n'essaie pas de prendre la place de la France, elle essaie de prendre ce que la France perd depuis des décennies. Cela fait des décennies que la France perd son influence, parce qu'on perdure dans une certaine manière de faire, ne pas tenir compte de la philosophie des gens qui sont sur place et vouloir leur imposer la nôtre. Donc à un moment, il faut comprendre que la France se fait écarter et que la place est à prendre. Donc c'est soit les Chinois, soit les Russes, soit les Italiens…»

Secopex ayant fermé boutique en 2012 et à 70 ans, Robert Dulas s'est retiré des renseignements. Mais un espion ne se retire jamais totalement. Il continue ainsi à évoluer dans «les zones grises» en Afrique, conseillant politiques et hauts responsables.

«C'est suivant la personnalité du patron des services de renseignements, je peux tomber aujourd'hui sur un patron des renseignements qui a une paire de couilles et qui est capable d'assumer le fait que je puisse lui amener des renseignements sans passer par une ligne établie à l'avance.»

 

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