Ambassadeurs de France en Tunisie: l’impertinent, le technicien et l’atypique

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Depuis 2011, la résidence de l’ambassade de France à Tunis a vu défiler bien des profils de diplomates. Présent sur tous les fronts, parcourant le pays de long en large, Olivier Poivre d’Arvor, l’actuel ambassadeur au style polémique, n’entend pas se limiter à l’inauguration des chrysanthèmes.

Quand en juillet 2016, Olivier Poivre d'Arvor est nommé ambassadeur de France en Tunisie, la nouvelle a suscité bien des interrogations. Si l'on connaissait la tradition française des écrivains diplomates, dont la nomination en 1828 de René de Chateaubriand au Saint-Siège était l'illustration la plus marquante, il se trouve que Poivre d'Arvor n'avait pas encore vanté «le Génie du christianisme», et qu'en dépit d'une carrière diplomatique qu'ils avaient en commun, le président tunisien n'était pas le Pape Léon XII.

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Le Saint-Siège, surtout, n'avait rien à voir avec un Tunis au sortir d'une révolution qui avait bouleversé tous les codes et qui en fit, entre autres choses, le lieu d'exacerbation de toutes les frustrations historiques. Alors que la France s'accommodait, urbi et orbi, de son statut de fille aînée de l'Église, Tunis ne cessait de se débattre contre «l'infâme» ascendance française. Au point qu'on tançait avec mépris, à l'époque, dans les manifestations et jusque dans les réseaux sociaux les «orphelins de la France et de Sarkozy», c'est à dire quiconque affirmant, d'une façon ou d'une autre, un quelconque attachement à la France, jusqu'aux correspondants des médias français, accrédités —eux aussi, du coup- à Tunis.

Une francophobie passagère, née principalement de l'attitude d'officiels français pendant les événements de la Révolution. On ne pardonnait pas à la ministre française des Affaires étrangères de l'époque, Michèle Alliot-Marie, d'avoir proposé, au plus fort de la répression, d'«exporter (au régime de Ben Ali) le savoir-faire français en matière de maintien de l'ordre». Les journaux français avaient révélé qu'on avait autorisé, également, l'exportation de grenades lacrymogènes pour mater la révolution. Celle qu'on baptisera plus tard «ministre lacrymogène» devait se féliciter, tout de même, au lendemain du 14 janvier de la chute de Ben Ali. Comble de «l'enfumage».

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Boris Boillon, nommé ambassadeur en Tunisie en février 2011 en remplacement d'un Pierre Ménat sanctionné pour n'avoir pas vu venir la révolution, fit les frais de la livraison des grenades, qui ne sont d'ailleurs jamais arrivées. Son agitation, notamment avec des journalistes tunisiens, provoquera une manifestation de plusieurs centaines de personnes devant le siège de son ambassade aux cris de «Casse-toi pov'Boillon». Des excuses publiques s'en sont suivies de la part du «Sarko-boy», qui quittera ses fonctions peu après l'élection de François Hollande. Mais les Tunisiens, pas du tout rancuniers, ne cachèrent pas leur joie quand, deux ans plus tard, Boillon se fit prendre la main dans le sac en possession de 350.000 euros et 40.000 dollars en espèces, non déclarés. Il est condamné en juillet 2017 à un an de prison avec sursis pour blanchiment de fraude fiscale et manquement à l'obligation de déclaration de transferts de capitaux.

«Boillon occupait un poste avancé qui devait lui permettre de continuer à superviser les opérations en Libye et les intérêts de la France dans ce pays voisin. La nomination de ce proche de Sarkozy visait à étouffer les départs de feu relatifs au financement de la campagne de Sarkozy par Kadhafi. C'était pour cela, d'ailleurs, que ses activités diplomatiques étaient quasi-inexistantes», a indiqué à Sputnik cet ancien responsable tunisien.

À «président normal», ambassadeur normal. Diplomate chevronné, parfait arabisant, «maghrébisé», en outre, par son épouse algérienne, Djamila, François Gouyette saura donner aux rapports franco-tunisiens la tonalité qu'il faut, en introduisant le bon dosage. Son séjour se passa sans embûches, alternant cérémonies officielles et manifestations publiques, sans trop de visibilité ni trop de discrétion. Le tout, en s'acquittant des trois fonctions traditionnelles de sa mission, inchangées du XVIe siècle à nos jours, en passant par la convention de Vienne 1961: représenter, informer et négocier.

La désignation d'Olivier Poivre d'Arvor avait, dès lors, de quoi étonner. «Son profil renseigne sur l'idée que se fait le Quai d'Orsay de sa relation avec la Tunisie, qui entrait dans une nouvelle phase, après le cap critique de la transition», confie à Sputnik Ezzeddine Zayani, ancien ambassadeur tunisien..

«C'est un autre souffle, une nouvelle dimension, qu'on entendait apporter aux relations avec la Tunisie à travers cet homme de culture», ajoute l'ancien diplomate à notre micro.

Entre OPDA et l'illustre PPDA, c'est 25% de patrimoine génétique en commun, mais surtout 75% d'initiales communes, une raison suffisante pour lui assurer, d'emblée, une cote de popularité certaine dans un pays où suivre les 20 h des chaînes françaises était une tradition longtemps observée par des générations de Tunisiens. Son opposition à Nicolas Sarkozy, en pleine campagne électorale 2012, alors qu'il était à la tête de France Culture, n'était pas pour lui ôter ce préjugé favorable.

Mais en venant en Tunisie, il se voulut surtout l'instigateur d'un nouveau style, en sortant plusieurs casquettes de son chapeau diplomatique, tour à tour VRP du tourisme tunisien, en vendant la destination Tunisie dans des émissions de télévision française, journaliste sportif, en interviewant lui-même dans sa résidence de la Marsa la star de la sélection tunisienne fraîchement qualifiée pour la Coupe du monde 2018 et même impresario à ses heures perdues.

En effet, à la requête d'un fan qui a grimpé la grande horloge de Tunis pour réclamer un groupe français, OPDA, pour «ne rien refuser à la jeunesse», «cède exceptionnellement au chantage au suicide» et s'engage à inviter le groupe en question à se produire en Tunisie.

Last but not least, faute d'avoir pu exalter le Génie du christianisme, il se rabattit sur les mérites culinaires islamiques et se révéla critique gastronomique à l'occasion d'une fête religieuse, début décembre 2017.

«L'année dernière, pour ma première fête du Mouled en Tunisie, je m'étais essayé à préparer l'Assida Zgougou (met traditionnel préparé à l'occasion de cette fête, ndlr). Ce matin, mes amis tunisiens et français en charge de la restauration à l'ambassade […] m'ont fait une très belle surprise. Ils ont imaginé une assida tuniso-française, revisitée en fonction des traditions culinaires des deux pays et accessible à tous», écrit-il sur sa page Facebook avant de livrer la recette «libre de tous droits».

À l'occasion de la même fête, OPDA effectua même le déplacement à Kairouan, centre spirituel de la Tunisie, pour prendre part dans une mosquée aux célébrations du «jour de naissance du Prophète dans cet après-midi de vendredi».

«L'occasion pour moi d'engager mes compatriotes à venir nombreux en Tunisie et à sortir des seuls circuits balnéaires pour se plonger dans la culture, notamment soufie, de Kairouan», dira OPDA, reprenant sa casquette de Tour operator.

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Inaugurations, funérailles, manifestations, OPDA multiplie les sorties médiatiques, à l'occasion desquelles il parcourt la plupart des régions du pays. On le voit au stade, endossant un maillot de l'équipe nationale, ou au marché, posant à côté d'un stand d'agrumes. Une omniprésence qui a alimenté nombre de blagues sur les réseaux sociaux. «Je crains qu'un jour, en ouvrant mon frigo en plein milieu de la nuit, de voir surgir l'ambassadeur de France», taquine un internaute. Sur une autre publication, une page annonce, photomontage à l'appui, la présence d'Oliver Poivre d'Arvor au casting de la prochaine saison de «Choufli Hall», une ancienne série télé qui demeure très populaire en Tunisie.

Mais la loi des nombres fait que cette hyperactivité s'accompagne, inéluctablement, de quelques faux bonds. Le premier était plutôt un faux départ, puisqu'il s'est fait dès août 2016, soit quelques jours avant son arrivée en Tunisie. Dans une déclaration donnée à une radio française, le futur ambassadeur confie que la première de ses missions est d'«assurer la sécurité des 30.000 Français vivant en Tunisie», par ailleurs «pays fournisseur de djihadistes».

Plus récemment, au mois de novembre dernier, une photo de Poivre d'Arvor enfourchant un dromadaire de la brigade saharienne de l'armée tunisienne et guidé par un militaire provoque un tollé sur les réseaux sociaux. À la Chambre des députés, on dénonce «un outrepassement des usages diplomatiques» et l'on somme les autorités de prendre les mesures idoines pour circonscrire ces activités «suspectes».

«Vous préférez peut-être qu'on nous désigne un ambassadeur cynique, un homme des services, qu'on ne voit ni de jour ni de nuit, et qui communique uniquement par voie de rapports confidentiels?», s'est exclamé le député Houcine Jaziri, au micro d'une radio tunisienne, fin novembre dernier.

C'est qu'inversement, une bonne partie des Tunisiens ne se sentent pas particulièrement offusqués par ce style. Ceux-ci préfèrent retenir qu'il a aussi œuvré pour que la Tunisie accueille le sommet du cinquantenaire de la Francophonie en 2020 et qu'il a poussé pour la conversion d'une partie des dettes françaises en projets de développement. Pour l'ambassadeur Zayani, au-delà de ses faux-pas, au demeurant de bonne foi et explicables par le fait qu'il n'est pas issu du corps diplomatique,

«cet homme de lettres converti dans la diplomatie semble faire du bon travail. Je trouve qu'il a apporté une touche très intéressante qui a bousculé la diplomatie classique. L'ambassadeur de France, gêne quelques-uns avec sa mobilité, mais je suis admiratif de ce style volubile et très avenant qu'il a choisi, ses contacts, ses déplacements qui rompent avec l'ancienne école, essentiellement protocolaire», conclut Zayani, qui rappelle que «trop de technicité tue la diplomatie».

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