Une caméra cachée manque de causer une crise institutionnelle en Tunisie

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Une caméra cachée - Sputnik Afrique
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Rarement une caméra cachée aura suscité autant de polémique. Une avalanche de procès, un invité tabassé dans la rue, des menaces de mort, des accusations de collaborationnisme, des affrontements entre institutions étatiques, par communiqués interposés, et un appel au Parlement à intervenir!

En Tunisie, l'épisode 10 de la caméra cachée «Shalom» ne passera pas sur les écrans. En lieu et place, ce sera un épisode d'un feuilleton judiciaire —et même institutionnel. La justice tunisienne vient d'ordonner, en référé, l'arrêt de la diffusion de cette caméra cachée accusée de faire le lit de la normalisation avec Israël. Une décision aussitôt contestée par l'autorité responsable de la régulation de l'audiovisuel. Pour le parti du Courant populaire, à l'origine de la plainte,

«Ce programme […] prêche une forme de banalisation de la normalisation, puisque l'entité sioniste cohabite désormais avec nous, s'invite à notre table au moment de la rupture du jeûne [du Ramadan, ndlr]. Surtout que certains ont accepté de collaborer, que ce soit sous la menace ou par des méthodes fallacieuses», a indiqué sur les ondes de la radio Shems FM, Jamel Mars, membre du bureau politique du Courant populaire.

Le comble pour un programme se proposant justement pour objectif de «démasquer» les prosionistes! Pour preuve, on cite volontiers la presse favorable dont il a bénéficié dans des médias notoirement anti-israéliens et les critiques essuyées, par ailleurs, chez les médias pro-israéliens.

​Shalom, met à nu les normalisateurs en Tunisie, titre le site Al Mayadeen, proche du Hezbollah.

Il s'agit, en l'espace d'une semaine, de la troisième plainte, au moins, déposée contre «Shalom». Parallèlement, d'autres structures, comme la campagne citoyenne «Tunisiens contre la normalisation», ont pris fait et cause pour «Shalom» en critiquant la décision de justice.

«Arrêt de diffusion de la caméra cachée "Shalom". Les pro-normalisation ont gagné la bataille», regrette ce post, en promettant qu'il y aura d'autres «rounds».

Un paradoxe qu'explique Walid Zribi, le producteur de l'émission, par les motivations politiques des différents plaignants. Ceux qui ont porté plainte seraient proches d'invités qui n'ont pas eu une conduite «exemplaire» pendant l'émission. Quid, dans ce cas, du Syndicat national des journalistes (SNJ), qui a appelé les Tunisiens à boycotter l'émission, en considérant qu'il ne s'agit pas d'un travail journalistique, encore moins d'investigation. Par ailleurs, cette émission participerait de la «banalisation de la cause palestinienne». Pour un journaliste proche du bureau du syndicat, se confiant à Sputnik,

«Les auteurs de l'émission ont été pris dans leur propre piège, eux qui ont déclaré qu'il s'agissait d'un travail journalistique d'investigation! En quoi il s'agit d'investigation ou de journalisme ici? Ils auraient pu se contenter de dire, sans trop de prétention, que c'est une simple caméra cachée ne poursuivant pas d'autre objectif que le divertissement, et accessoirement, un gain d'argent», a déclaré malicieusement ce journaliste.

Bien des voix critiques se sont élevées dans les médias et les réseaux sociaux. «De quel droit, donc, cette émission s'érige-t-elle en gardienne du temple patriotique?» «De quel droit s'arroge-t-elle l'attribution de brevets d'antisionisme, de bons (et mauvais) points en matière de défense de la cause palestinienne»? Surtout que la limite entre «le collaborationnisme» et la volonté de sauver sa peau n'est pas toujours facile à trancher. C'est le cas de l'épisode consacré à Abderraouf Ayadi, un homme politique connu pour ses positions anti-israéliennes.

​Manifestement impressionné par la présence des faux Israéliens, dont certains étaient armés, M. Ayadi s'est retrouvé à dire qu'il n'avait «aucun problème avec Israël». La récente affaire d'assassinat par le Mossad d'un proche du Hamas en Tunisie aurait été pour beaucoup dans sa déstabilisation, défendent ses partisans.

Et c'est la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA, équivalent du CSA français), qui donnera raison à cette version des faits. Dans une décision rendue publique le 23 mai, la HAICA relèvera

«l'état de déstabilisation (de Monsieur Ayadi) alors qu'il était dans un endroit clos et en présence d'une personne armée […] Craignant pour sa sécurité, il aurait pu ainsi faire des déclarations contraires à ses convictions.»

Relevant «une atteinte à sa dignité et une privation de sa liberté», confirmée du reste par le texte de la plainte d'Ayadi qu'il a portée devant les tribunaux, la HAICA intimera l'ordre de retirer l'épisode de tous les supports télévisuels et numériques. Dans la foulée, elle ordonnera que soit également supprimé du générique le drapeau israélien, jugé «provocateur» à l'heure où l'armée israélienne «perpètre les pires crimes contre le peuple palestinien» à Gaza.

Moins chanceux aura été Mondher Guefrachi, un personnage fantasque, propulsé il y a quelques années au-devant de la scène médiatique rien que pour son soutien immodéré à l'ex-président Ben Ali. Après avoir été piégé par les faux Israéliens, il sera carrément tabassé par deux jeunes activistes politiques. Ceux-ci bénéficieront, néanmoins, d'un non-lieu après qu'une dizaine d'avocats se soient présentés bénévolement pour les défendre.

Arrestation de deux personnes ayant violemment agressé Mondher Guefrachi.

Dès la diffusion de l'épisode qui le concernait, Guefrachi reçut plusieurs menaces de mort. Des menaces de mort, le producteur de l'émission, Walid Zribi, en aurait reçu également, notamment de la part de proches d'Abderraouf Ayadi, affirme-t-il, en demandant au ministère de l'Intérieur de le protéger.

C'est dans ce contexte, et alors que la controverse atteignait son paroxysme, qu'est intervenue la décision de justice… et la protestation officielle de la HAICA. Dans un communiqué rendu public le 29 mai, l'autorité indépendante a mis en garde contre «les risques que font encourir les imbrications des prérogatives des diverses instances au respect de la Constitution». Dans la foulée, la HAICA appelle à une consultation nationale élargie sur les garanties de la liberté d'expression. Elle appellera le Parlement à accélérer la mise en place d'un cadre légal qui organise le secteur en remplacement d'un Décret-Loi datant de 2011.

En pleine mutation, le paysage audiovisuel tunisien est sujet à critique, notamment pour ses programmations ramadanesques, jugées «peu adaptées» aux ambiances familiales régnant habituellement pendant le Mois Saint. Sous l'influence d'opérateurs privés, l'effet d'imitation aidant, les caméras cachées grand public du bon vieux temps, où des farces bien ficelées s'accommodaient de trucages ingénus, sont désormais révolues.

«Shalom n'est pas une caméra cachée. Une caméra cachée c'est une émission qui scrute les réactions spontanées de gens sur lesquels on n'exerce aucune pression remettant en cause leur liberté et leur responsabilité. Il faudrait, en plus, que ce soit marrant! En l'occurrence, ce n'est pas du tout marrant», se justifie sur les ondes de Mosaïque FM, Raouf Kouka, le Monsieur caméra cachée de l'âge d'or des années 90.

Des alligators à la sortie d'ascenseurs aux tremblements de terre montés de toutes pièces, en passant par les expériences de crash imminent! «Le sensas a pris le dessus, aujourd'hui», regrettent beaucoup de Tunisiens.

«Qu'il est loin le temps de la caméra cachée de Raouf Kouka, qui nous faisait rire et marrer. Aujourd'hui, tout est devenu fade, sans goût…»

 

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