Khashoggi, Ben Laden, les Frères musulmans et l’islamisme, une relation fusionnelle

© REUTERS / Osman OrsalActivista con la foto del periodista desaparecido, Jamal Khashoggi
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Jamal Khashoggi, journaliste saoudien assassiné au Consulat de son pays à Istanbul, est parfois présenté comme un opposant mort pour ses idées réformatrices et modernes. Mais une part d’ombre subsiste. Bassam Tahhan, politologue franco-syrien et Karim Ifrak, chercheur au CNRS, nous aident à décrypter l’idéologie islamiste de ce personnage complexe.

«Jamal Khashoggi était pour l'islam politique. Ce n'était pas du tout un laïc. Il était opposé à l'État laïc, tout en se targuant d'être moderne.»

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Bassam Tahhan, politologue franco-syrien et spécialiste de la région, est agacé par la représentation qui est parfois faite de Jamal Khashoggi. Le nom de ce journaliste saoudien fait couler beaucoup d'encre depuis sa mort le 2 octobre dernier à Istanbul. Si Bassam Tahhan regrette évidemment le décès de l'éditorialiste, que de nombreux observateurs attribuent aux autorités saoudiennes, il se désole qu'une partie de la presse ne s'intéresse pas plus au passif du personnage.

Entre appartenance aux Frères musulmans*, proximité avec Oussama Ben Laden et idéologie islamiste, Jamal Khashoggi n'était pas qu'un journaliste collaborateur du Washington Post. Celui qui s'était exilé aux États-Unis, d'où il écrivait des éditos au vitriol contre les autorités de Riyad et le prince héritier Mohammed ben Salmane, avait une bonne part d'ombre. L'homme avait un programme politique. Et beaucoup d'ambition.

«Il faisait jusqu'à son assassinat partie de l'organisation internationale des Frères musulmans*. Il les a rejoints lorsqu'il était encore étudiant. Et de par son appartenance à une grande famille saoudienne, son éducation et le fait qu'il ait évolué durant des années dans les hautes sphères du pouvoir de Riyad, il était un des grands barons de la confrérie», explique Karim Ifrak, islamologue et chercheur au CNRS.

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Cette organisation internationale islamique a vu le jour en 1928 en Égypte. Elle revendique lutter contre «l'emprise laïque occidentale» et «l'imitation aveugle du modèle européen» en terre musulmane. Considérée comme une organisation terroriste dans plusieurs pays, dont la Russie, ses membres ne brillent pas par leur tolérance envers ceux qui ne pratiquent pas l'islam sunnite tel qu'ils le conçoivent. Le parcours politique de Jamal Khashoggi est intimement lié aux Frères musulmans* et à leur idéologie islamiste.

Dès les années 80, le reporter se rend en Afghanistan pour y couvrir la guerre. Il loue les agissements des combattants moudjahidines, soutenus par la confrérie et opposés aux Soviétiques. Dans ses écrits, Jamal Khashoggi ne tarit pas d'éloges sur l'action d'un certain Oussama Ben Laden. «Un texte de huit pages glorifie les nouveaux héros de l'islam, les montre en exemple, stimule des vocations. L'auteur est de deux ans le cadet d'Oussama: Jamal Khashoggi, dont la prose ne déplaît pas en haut lieu», comme le souligne le journaliste Guillaume Dasquié cité par nos confrères du JDD et d'Europe 1.

«Jamal Khashoggi était proche d'Oussama Ben Laden pour plusieurs raisons. Ils sont tous deux issus de deux grandes familles saoudiennes qui se connaissaient. Khashoggi a rendu visite à plusieurs reprises à Ben Laden durant la première guerre d'Afghanistan, quand le second luttait contre l'Union soviétique.
En apparence, il faisait son travail de reporter, mais ce n'était qu'une couverture. Il était réellement journaliste, mais cette approche avait une autre ambition: celle de jouer le rôle de passerelle entre son oncle, grand marchand d'armes, et Ben Laden, grand consommateur. Il faisait également le lien entre Ben Laden et Tourki al-Fayçal, l'ancien chef du renseignement de Riyad.
Même à l'époque où ils ne pouvaient plus communiquer du fait de la traque dont faisait l'objet Ben Laden, la proximité émotionnelle entre les deux était intacte. Quand Ben Laden s'est fait tuer par les soldats américains en mai 2011, Khashoggi était très attristé», raconte Karim Ifrak.

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Adnan, l'oncle de Khashoggi et magnat de la vente d'armes, était considéré comme l'un des hommes les plus riches de la planète au début des années 80, d'après The Guardian. Quant à Tourki al-Fayçal, il était le puissant directeur des renseignements saoudiens de 1979 à 2001.

Garder de bonnes relations avec des membres haut placés des autorités saoudiennes tout en agissant pour faire essaimer l'islam politique est la ligne qu'a suivie Khashoggi durant des années. Car même après la mort de Ben Laden, dont il s'était éloigné à mesure que l'instigateur du 11 septembre se radicalisait, le journaliste n'a cessé de travailler à la propagation de son idéologie, comme le souligne Karim Ifrak: «Jamal Khashoggi apparaissait un petit peu partout où les Frères musulmans* essayaient de se frayer un chemin vers le pouvoir.»

​Une série d'événements va intéresser tout particulièrement le reporter activiste: les Printemps arabes. Cet enchaînement de contestations populaires qui a frappé de nombreux pays arabes entre fin 2010 et mi-2012 a vu des changements politiques d'envergure se produire dans plusieurs nations. En Égypte, il a mené in fine à l'arrivée au pouvoir du Frère musulman Mohamed Morsi. D'après Karim Ifrak, Jamal Khashoggi avait tout de l'acteur de premier plan:

«Il a certainement joué un grand rôle. Jamal Khashoggi était un expert en communication. C'était un homme de terrain et de réseaux. Il était ami avec des gens aux ressources illimitées. Et par-dessus tout, il se voulait un grand protecteur de l'idéologie islamiste. Il avait tout de l'acteur clé pour des Printemps arabes, qui ont coûté la vie à des centaines de milliers de personnes et ont déstabilisé plusieurs pays arabes jusqu'à aujourd'hui. Jamal Khashoggi faisait partie de ceux qui voient le salut dans le panislamisme et la formation d'un califat.»

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C'est à ce moment que la cassure entre Riyad et Khashoggi a véritablement débuté. Si dans les années 80, les Saoudiens finançaient les moudjahidines afghans contre les Russes pour le compte de la CIA, l'éclatement des Printemps arabes a été vu d'un très mauvais œil par l'Arabie saoudite, qui craignait que la contestation n'arrive jusque sur ses terres. Riyad a considéré plus que jamais les Frères musulmans* comme un danger pour la survie de la monarchie, un péril mortel.

Le 7 mars 2014, l'Arabie saoudite inscrivait les Frères musulmans* sur sa liste des organisations terroristes. Une décision qui n'allait pas dans le sens de l'idéologie de Khashoggi. La purge opérée en novembre 2017 à l'initiative de Mohammed ben Salmane, dit «MBS», contre plusieurs personnalités, dont le prince Al-Walid ben Talal, a fini de consommer le divorce entre Khashoggi et Riyad. Al-Walid ben Talal, l'un des hommes les plus riches du monde arabe, était jugé très proche du journaliste assassiné.

«Pour Jamal Khashoggi, le Printemps arabe n'est pas mort. C'est là l'une des raisons de son éloignement avec les nouvelles orientations politiques saoudiennes. Il reproche au roi Salmane d'avoir favorisé le coup d'État du maréchal Abdel Fattah al-Sissi, qui a renversé en 2013 le Président islamiste Mohamed Morsi en Égypte. Il faut bien comprendre que la vision des Frères musulmans* et celle du wahhabisme des dirigeants saoudiens sont très éloignées. Les premiers voudraient la formation d'un califat et les seconds sont des monarchistes», souligne Bassam Tahhan.

Le politologue a étudié en détail des heures de discours de Jamal Khashoggi afin d'en extraire la substance politique: «Le but de Jamal Khashoggi était de produire une synthèse dogmatique et politique entre le wahhabisme et les Frères musulmans*. Pour parachever sa vision, il a créé "Democracy for arab world now" ou DAWN. Le terme "démocratie" lui permet d'habiller de modernité son véritable islam politique.

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Sachant qu'il serait très compliqué d'allier wahhabisme et idéologie des Frères musulmans*, Jamal Khashoggi souhaitait la mise en place d'une monarchie constitutionnelle en Arabie saoudite. Il a soutenu pour cette raison toute une flopée d'intellectuels saoudiens qui défendaient le projet et qui ont été arrêtés et emprisonnés pour cela. Mais attention, on ne parle pas de monarchie constitutionnelle à l'occidentale, mais bien d'un système où règne un islam politique maquillé de "modernité".

Concernant les autres pays arabes qui ne sont pas monarchiques, il s'est mis en tête de contacter des opposants dans l'entièreté du monde arabe, de la Libye à la Syrie en passant par l'Algérie, afin de mettre en place cette version moderne de l'islam politique en l'habillant de démocratie. Le jour qui a précédé sa mort, il a vu son ami Azzam Tamimi à Londres. C'est un Palestino-Britannique qui est lui-même en contact avec de nombreux de ses compatriotes faisant partie des Frères musulmans*. Voilà le véritable but du DAWN.»

Jamal Khashoggi avait déposé les statuts de son organisation «Democracy for arab world now» ou «Démocratie pour le monde arabe aujourd'hui» en janvier 2018 dans le Delaware, selon Khaled Saffuri, l'un des amis de Khashoggi cité par Associated Press. Officiellement, elle avait pour but de réunir intellectuels, réformateurs et… islamistes. Le tout pour réfléchir à l'avenir politique du monde arabe. Un projet de média était également sur les rails.

​D'après les experts interrogés par Sputnik France, la vision politique qu'avait Jamal Khashoggi était très éloignée de la démocratie à l'occidentale.

«Il y avait un problème crucial dans sa manière de voir les choses: celui des minorités. Admettons que l'on installe un islam politique en Égypte. Que va-t-on faire des millions de Coptes qui ne sont pas musulmans? Leur donner le statut de dhimmi, c'est-à-dire un statut de citoyen de seconde zone. Il en est de même des chrétiens qui sont au Liban, en Palestine, en Syrie ou en Irak. Et quid des autres musulmans qui ne sont pas sunnites? Jamal Khashoggi était un ennemi du chiisme. Il y avait deux poids deux mesures dans sa vision et gestion des minorités au sein d'un État dirigé par un islam politique sunnite», analyse Bassam Tahhan.

Il cite l'exemple de l'exécution de l'opposant chiite saoudien Nimr Baqr al-Nimr le 2 janvier 2016. D'après le politologue, Jamal Khashoggi s'était montré avare de protestations à l'époque. Il s'interroge: «Pourquoi, s'il défend réellement les opposants?»

Bassam Tahhan livre une partie de sa réponse. Elle est liée à l'essence même de l'idéologie islamiste sunnite de l'activiste:

«Démocratie laisse entendre égalité des citoyens. Or, si vous dites que l'islam est la religion de l'État, vous excluez de fait les non-musulmans. Pourrait-on parler de liberté d'opinion et de culte dans un tel contexte? Aujourd'hui en Syrie et au Liban, il n'y a pas de religion d'État par exemple. Hafez el-Assad, le père de Bachar, avait déjà dû céder aux conservateurs islamistes à l'époque et avait modifié la Constitution afin d'inscrire que le Président de la Syrie devait être de confession musulmane. Mais l'islam n'est pas la religion d'État. Admettons que Khashoggi ait été en mesure de réformer la Syrie. Qu'aurait-il fait? Inscrire l'islam comme religion d'État? Et quel islam? Cela aurait été un recul de la liberté pour les non-musulmans et plus largement les non-sunnites.»

Le 28 août dernier, Jamal Khashoggi écrivait dans les colonnes du Washington Post: «Il ne peut y avoir ni réforme politique ni démocratie dans les pays arabes sans accepter que l'islam politique en fasse partie.» Une déclaration lourde de sens pour Karim Ifrak:

«Quand on connaît la vision qu'il avait de l'islam politique tout en dénonçant le manque de démocratie et le manque de réforme dans ses articles, cela relève un peu de la schizophrénie.»

*Organisation terroriste interdite en Russie

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