«Résilients», les touristes algériens en Tunisie à l'origine d'un nouveau record

© Sputnik . Natalia Seliverstova / Accéder à la base multimédiaTunisie
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En Tunisie, le nombre de touristes algériens a dépassé pour la première fois, la barre des deux millions sur les dix premiers mois de 2018. Au-delà de ce cap symbolique, ce chiffre ne renseigne que sur une progression continue et multifactorielle des parts de marché algérien en Tunisie, depuis le chamboulement du secteur touristique en 2011.

En cet été 2018, les hôteliers de Tunisie, ainsi que les professionnels du tourisme, avaient les yeux rivés vers les établissements secondaires algériens. Les dix jours de décalage, comparés à la session de juin 2017, avaient de quoi faire naître de sérieuses craintes quant à l'arrivage touristique escompté en provenance d'Algérie. «Le départ tardif de beaucoup d'Algériens concernés par le Bac (709 448 candidats en 2018, ndlr) renseigne sur une particularité du tourisme algérien qui demeure avant tout un tourisme familial. C'est d'ailleurs un point en commun qu'il a avec le marché tunisien. Les départs individuels, quant à eux, sont peu significatifs», précise à Sputnik Moez Kacem, expert international en tourisme, et directeur du magazine en ligne spécialisé TourismView.

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Mais la performance des futurs bacheliers était loin de constituer l'unique souci des professionnels du tourisme tunisien. Alors que la haute saison pointait le bout de son nez, des médias et réseaux sociaux algériens se firent l'écho d'une taxe «honteuse» de 100 € désormais imposée aux touristes algériens accédant à la Tunisie par voie terrestre. L'information fut vite démentie par les services de douanes tunisiennes, qui précisèrent qu'il ne s'agissait que d'un droit de scannage appliqué exclusivement aux conteneurs en provenance d'Algérie. La promptitude de la réaction était justifiée par le fait que 82% des touristes algériens accèdent à la Tunisie par voie terrestre, précise Moez Kacem. Nonobstant le démenti, l'image du voisin de l'Est fut quelque peu écornée, d'autant plus qu'une précédente taxe de moindre envergure (10 €) avait été envisagée par le passé, avant que les Tunisiens ne fassent marche arrière.

​Finalement, il n'en fut rien. La saison touristique fut algérienne par excellence. Mieux, d'après le ministère tunisien du tourisme, joint par Sputnik, le nombre d'Algériens qui se sont rendus en Tunisie pendant les dix premiers mois de l'année 2018 a dépassé pour la première fois le cap symbolique des deux millions. Une progression de l'ordre de 4.9% par rapport à 2017, avec des recettes de l'ordre de 415 millions de dinars (125 millions d'euros), contre 396,7 MD en 2017 (120 millions d'euros). «C'est un record si l'on se réfère à cette barre symbolique des deux millions. Mais en réalité, le flux n'a fait que poursuivre son évolution régulière et irréversible depuis 2011», nuance Moez Kacem.

«Le marché du tourisme algérien en Tunisie est en progression continue, avec une courbe ascendante depuis 2011. Aucune régression n'a été enregistrée depuis, ni même aucune stagnation. Mieux, alors que la Tunisie a été frappée, en 2015 et 2016, par une série d'attentats, les Algériens continuaient d'affluer de plus belle», décrit Moez Kacem.

Depuis la révolution de 2011, les Algériens sont venus à la rescousse du tourisme tunisien, boudé par les Européens, dont les tour-opérateurs se sont vus imposer des restrictions de voyage par leurs gouvernements. Imperturbables, le seuil d'appréhension est différent pour les Algériens cuirassés par les affres de la décennie noire. Les touristes algériens constituent ainsi un «marché résilient» avec «une faible sensibilité aux risques sécuritaires», confirme Moez Kacem.

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«Quand les Européens se sont détournés du marché tunisien, le secteur a réagi en changeant de stratégie. Les barrières d'entrée par tarifs, jadis peu favorables aux touristes algériens mais aussi tunisiens (qui n'étaient considérés qu'une niche de marché), ont été revues à la baisse.L'offre tarifaire est ainsi devenue plus en concordance avec le pouvoir d'achat des Algériens, et des Tunisiens, notamment par rapport aux packages familiaux. À cela, il faut rajouter la facilité de déplacement par voie terrestre pour les Algériens, qui rentre aussi dans la facturation du coût du séjour», détaille l'expert tunisien.

Depuis 2010, les Algériens ont ainsi constitué une part substantielle du marché du tourisme tunisien. Avec des pics atteignant le cap des 45% pendant les années de crise 2015-2016, les Algériens confirment qu'ils «ont pris le dessus sur les marchés traditionnels européens», principalement constitués de Français, de Britanniques et d'Allemands, précise Kacem. Si ce taux s'est stabilisé aux alentours de 36% en 2018, c'est bien parce que la progression continue de ce marché a également coïncidé avec le retour en masse des Européens, avec la levée de la plupart des restrictions de voyage. D'après les données communiquées à Sputnik par le ministère tunisien du tourisme, 715 000 touristes français se sont rendus en Tunisie, au 10 novembre 2018, enregistrant ainsi une progression de l'ordre de 38% par rapport à 2017. Pour le marché britannique, c'est un véritable bond de près de 300%.

«D'abord, c'est le résultat du retour de la confiance des tour-opérateurs dans la Tunisie avec, par exemple, la reprogrammation de Djerba sur le marché français. Ensuite, la re-dilatation de la saison touristique, résultat de l'intensification de la promotion du marché tunisien, a permis de retrouver l'attractivité des niches d'activités pendant la basse saison», confirme à Sputnik cette source au ministère tunisien du tourisme, non habilitée à s'exprimer aux médias.

Mais le retour des Européens ne s'est pas accompagné par une remise en cause des facilitations au niveau des barrières tarifaires qui constituent une source d'attractivité importante pour les Algériens. Ainsi, ceux-ci continuent d'affluer en masse, surtout que des facteurs extrinsèques aux efforts institutionnels viennent renforcer le choix de la Tunisie comme destination privilégiée des Algériens. C'est le cas, précise Moez Kacem, du marché informel par lequel transite, à un titre ou à un autre, près de 70% des Algériens se rendant en Tunisie. «C'est le cas, par exemple, du marché informel de change, auxquels recourent les Algériens pour compenser une allocation touristique insuffisante (100 €) ou même d'une grande partie des locations de vacances dont les Algériens sont friands mais qui ne sont pas intégrés dans l'économie, l'Etat tunisien n'y récupérant pas de taxe locative». Par ailleurs,

«Les Algériens, surtout, n'ont pas beaucoup de choix au niveau des destinations. Pour le Maroc, la fermeture des frontières terrestres depuis 1994, mais aussi un rapport qualité/prix plus élevé, opèrent comme barrière à l'entrée, barrière infranchissable pour beaucoup d'Algériens. La Turquie, elle, a bien essayé d'attirer le marché algérien, sans succès. D'abord en raison de l'exclusivité du transport aérien comme voie d'accès, ce qui se traduirait par un coût important vu les taux de change, d'autant plus que le prix du billet représente, à lui seul, 40% du coût des offres en mode package. De plus, le marché turc est bien plus structuré qu'en Tunisie. Le circuit informel est plus difficile à emprunter. Le produit égyptien, quant à lui, n'a pas revu ses tarifications à la baisse depuis les événements de 2011, contrairement au marché tunisien. Quant à l'offre locale algérienne, il n'y a rien qui corresponde aux attentes des Algériens ou pouvant concurrencer l'offre tunisienne. D'ailleurs, il ne faut pas oublier que beaucoup d'Algériennes préfèrent les plages tunisiennes pour des considérations liées aux libertés individuelles. Elles savent qu'elles y seront à l'abri des tracasseries liées à leur choix vestimentaire», compare Moez Kacem.

​Côté algérien, c'est une certaine amertume qui règne de voir les touristes algériens passer entre les mailles des frontières et se détourner «de l'un des pays les plus beaux au monde». En effet, le plus grand État du continent regorge de potentiels pouvant en théorie en faire un pôle d'attractivité touristique de premier plan. D'ailleurs, en matière de tourisme, l'Algérie avait connu dans les années 1970 ses heures de gloire. Des complexes touristiques étaient construits et des Zones d'Extension Touristiques (ZET) aménagées. La prestigieuse école du tourisme «l'Aurassi» attirait ensuite, de nombreux candidats aux carrières du tourisme, y compris des Tunisiens. Mais depuis les années 1980, la succession de crises économiques et sécuritaire, ainsi que des choix politiques, ont entravé l'éclosion d'une véritable tradition touristique. Aujourd'hui, Badis Khenissa, analyste et acteur politique, regrette un manque à gagner important alors que le pays est à la recherche d'une diversification de son économie pour sortir de l'indépendance aux hydrocarbures.

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«On ne peut pas mettre en oeuvre une politique touristique digne de ce nom si, déjà, l'infrastructure du transport est insuffisante ou inadaptée. Il n'y a qu'à voir l'autoroute Est-Ouest, toujours en construction depuis 2006. D'ailleurs, si vous sillonnez la plupart des autoroutes algériennes, vous ne trouveriez que rarement des aires de repos avec des espaces de jeu pour les familles; pareil pour les infrastructures hôtelières qui témoignent de l'inadaptation de l'offre locale: des rapports qualité/prix défiant tous les standards internationaux, une véritable anarchie des prix qui est pratiquée avec, en sus, une attitude peu hospitalière de la part des professionnels, ont fini par décourager les Algériens», analyse Badis Khenissa.

Un constat à corréler, pour Badis Khenissa, à une «absence de volonté politique» chez les décideurs algériens pour sauver le secteur. Le «turn-over au niveau du ministère du tourisme» qui a vu défiler huit ministres sur les six dernières années, ou la disparition d'une vingtaine de Zones d'Extension Touristique (ZET), sont d'après lui autant d'indicateurs renseignant sur «l'indifférence des autorités algériennes pour ce secteur».

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«Si le discours officiel semble insister sur le potentiel touristique algérien, dans la pratique, on ne crée pas suffisamment de leviers pour attirer les touristes, locaux ou étrangers. Au lieu d'adopter une politique favorisant les IDE (investissements directs étrangers) dans ce secteur, on préfère les solutions de facilité, les financements non conventionnels tels la planche à billet qui tourne à plein régime et qui aura des conséquences désastreuses à terme», avertit l'analyste algérien.

Le Projet de loi de finances de 2019, qui sera examiné par les députés dans le courant du mois de décembre prévoit d'allouer au ministère algérien du Tourisme l'équivalent de 24 millions euros. «Un budget dérisoire au vu des défis et travaux titanesques indispensables au lancement effectif d'un secteur à fort potentiel», regrette Badis Khenissa. Un indicateur de plus, selon lui, sur le «manque de volonté politique» hérité d'un réflexe de suffisance forgé par une forte et longue-dépendance aux hydrocarbures qui engrangent près de 95% des recettes du pays. Dans sa bouche, le tourisme algérien n'est qu'une victime de plus du «mal hollandais».

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