«Nous allons vers une partition du gâteau libyen», selon Bassam Tahhan

© AP Photo / Esam Omran Al-FetoriLibye, Armée nationale libyenne (ANL)
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La voie vers une intervention turque en Libye est ouverte depuis que le Gouvernement libyen d'union nationale, basé à Tripoli et reconnu par l'ONU, a annoncé la «mise en œuvre» de l'accord de coopération militaire récemment signé avec Ankara. Pour quelles conséquences? Bassam Tahhan, politologue franco-syrien nous livre son analyse.

La situation se complexifie davantage en Libye. Livré à l'instabilité depuis la chute de Mouammar Kadhafi en 2011, le pays voit s'affronter les forces du Gouvernement libyen d'union nationale (GNA) dirigé par Fayez al-Sarraj, basé dans la capitale Tripoli et soutenu par l'ONU, et celles du maréchal Khalifa Haftar, homme fort de l'est libyen. Et les premiers pourraient bientôt compter sur un soutien armé direct d'un puissant allié.

La Turquie et le GNA ont conclu le 27 novembre dernier un accord militaire. Le 19 décembre, le second a «approuvé à l'unanimité la mise en œuvre» de ce pacte qui pourrait entraîner l'envoi de troupes turques en Libye, si Tripoli en fait la demande, comme l'a promis le Président turque Recep Tayyip Erdogan le 10 décembre dernier. Pour le moment, peu d'informations circulent sur les modalités d'application de l'accord. La Turquie a déjà fourni des drones et des blindés à Tripoli ces derniers mois. Reste à savoir quelle sera la prochaine étape.

L'accord signé entre le GNA et Ankara a ravivé les tensions dans la région. L'Égypte, soutien des forces de Khalifa Haftar, a vivement réagi le 17 décembre par l’intermédiaire de son Président Abdel Fattah al-Sissi :

«Nous n'autoriserons personne à contrôler la Libye [...], c'est une question qui relève de la sécurité nationale de l'Égypte.»

Les troupes du maréchal Haftar peinent à obtenir une victoire rapide à Tripoli comme elles le souhaitaient quand elles ont lancé l'assaut il y a huit mois. La résistance de l'ouest, appuyée par des combattants venant de Misrata, ville située à 200 km à l'est de Tripoli, est farouche.
La situation est d'autant plus complexe qu'Ankara et le GNA ont également signé un accord sur la délimitation maritime qui autorise la Turquie à faire valoir des droits sur de vastes zones en Méditerranée orientale convoitées par d'autres pays, notamment la Grèce. De grandes réserves de gaz naturel et de pétrole ont été découvertes ces dernières années au large de Chypre, entraînant un conflit entre Nicosie, appuyée par la Grèce et l'Union européenne, et Ankara, qui occupe la partie nord de l'île. Preuve des tensions en cours, le 16 décembre, la Turquie a déployé un drone armé de type Bayraktar TB2l à Chypre-nord.
Bassam Tahhan, politologue franco-syrien et spécialiste de la région, a livré à Sputnik son analyse concernant les derniers développements du conflit libyen.

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Sputnik France: Va-t-on vers une intervention militaire directe de la Turquie en Libye?

Bassam Tahhan: «Il est loin d'être certain qu'Erdogan intervienne directement. Du côté de Haftar se trouvent de puissants acteurs qui pourraient l'en dissuader. Fayez al-Sarraj a demandé de l'aide à plusieurs pays comme les États-Unis, le Royaume-Uni, l'Italie, l'Algérie ou la Turquie. Les États-Unis et le Royaume-Uni ne voulant pas s'en mêler afin de ne pas brouiller leurs relations avec les soutiens de Haftar comme l'Égypte, l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, l'Italie étant aux prises avec des difficultés économiques et l'Algérie avec une situation intérieure tendue, seule la Turquie a répondu favorablement car elle vise des intérêts énergétiques. Le cœur du problème demeure la signature de l'accord concernant les eaux territoriales libyennes et turques qui pourrait permettre à Ankara d'effectuer des forages dans des zones disputées qui seraient susceptibles d'entraîner un conflit avec des pays comme la Grèce, l'Égypte, soutien de Haftar, ou Chypre. C'est une façon pour Erdogan de réaffirmer son rêve d'expansion sur la Méditerranée.»

Sputnik France: Va-t-il se réaliser?

Bassam Tahhan: «Selon moi, ces accords ne pèsent pas lourd juridiquement parlant. Il faut rappeler que Fayez al-Sarraj, bien que soutenu par l'ONU, n'a pas été élu par le peuple, de même que son opposant Haftar. Ce contexte conduit à un grave problème de légitimité dans le leadership de la Libye. Cette situation arrange d'ailleurs les puissances qui ont des intérêts dans cette guerre et ne souhaitent pas que l'un des deux partis l'emporte à court terme.»

Sputnik France: Comment analysez-vous la réaction des États-Unis?

Bassam Tahhan: «Ils ont condamné à demi-mot car cela mettrait Israël en porte-à-faux. L'État hébreu exploite des ressources énergétiques dans les eaux territoriales du Liban ou de la Syrie. Les États-Unis ne peuvent pas crier à l’illégalité pour la Turquie et ne rien dire sur les actions d'Israël.»

Sputnik France: Quid de l'attitude russe dans le dossier libyen?

Bassam Tahhan: «Vladimir Poutine me semble incontournable dans ce dossier. La Russie a de fortes relations avec la Turquie de par le dossier syrien et les accords commerciaux et militaires signés entre les deux pays. Le Président Poutine est donc un interlocuteur de choix pour Erdogan et pourrait le faire plier. Le dossier libyen est une occasion pour Moscou de marquer une nouvelle victoire diplomatique après la Syrie.»

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Sputnik France: Et la France?

Bassam Tahhan: «La France a encore une fois très mal joué dans ce dossier et c'est la raison pour laquelle Fayez al-Sarraj n'a pas demandé son aide. Paris a vendu des armes aux uns et aux autres dans ce conflit. Et les erreurs françaises dans le dossier libyen ne datent pas d'Emmanuel Macron mais de Nicolas Sarkozy, qui a outrepassé les décisions de l'ONU en 2011 en faisant assassiner Mouammar Kadhafi. D'ailleurs, l'on comprend pourquoi la Russie tient à revenir dans le jeu après être restée en retrait à l'époque.» 

Sputnik France: La Libye ne risque-t-elle pas de devenir la prochaine Syrie?

Bassam Tahhan: «Si, mais c'est déjà un peu le cas. Comme en Syrie, de nombreuses puissances étrangères prennent part au conflit en soutenant tel ou tel camp. Il y a des questions territoriales fortes dans les deux cas –comme concernant l'Égypte qui voit dans le désert égypto-libyen un espace vital. Autre point de ressemblance: le comportement des instances internationales comme l'ONU, l'Union européenne ou la Ligue arabe qui ont toutes fait faillite dans les dossiers syrien comme libyen. C'est ce contexte qui permet l'ingérence de puissances étrangères. La grosse différence demeure qu'en Syrie, il est resté un pouvoir central que ses ennemis n'ont pas été en mesure de renverser. Si l'on se dirige vers une partition du gâteau libyen, c'est à cause du fait que les deux hommes qui revendiquent le pouvoir aujourd'hui en Libye ne sont pas légitimes car ils n'ont pas été portés au pouvoir par le peuple. On parle du possible retour de Saïf al-Islam Kadhafi qui a été élu par les tribus libyennes et qui fait assez consensus. Dans son cas, c'est l'héritage lourd à porter qui pose problème. Il faudra peut-être un quatrième homme.»

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