Il y a des sujets qui gênent plus que d’autres. Certains que l’on aimerait pouvoir régler derrière des portes closes. Pour l’Allemagne, les tensions entre ses partenaires européens et la Turquie font partie de ces dossiers que l’on glisserait volontiers sous le tapis.
En effet, Berlin est resté étonnamment discret à propos de l’escalade de tensions entre ses partenaires européens, grecs et chypriotes, et la Turquie. Et ce, alors même que la France a soutenu diplomatiquement et militairement ces deux pays du sud-est de l’Europe. «Il est vrai que l’Allemagne semble plus affirmée sur d’autres dossiers», euphémise Sylvain Maillard, directeur de l’Institut Jacques-Delors –Notre Europe, dans les colonnes de Ouest-France.
L’Allemagne rattrapée par son histoire
Lors de son voyage à Athènes et Ankara fin août, Heiko Mass, le ministre des Affaires étrangères allemand, s’était contenté d’appeler à «un dialogue sincère et direct» entre la Turquie et la Grèce et a offert «le soutien de l’Allemagne» à toute tentative de médiation.
«Une partie de l’explication réside dans son histoire. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’Allemagne a été extrêmement discrète sur le plan diplomatique», rappelle au micro de Sputnik Georges Estievenart, responsable des études européennes de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe.
Pendant que Berlin jouait les bons offices a minima, l’escalade verbale entre Emmanuel Macron et Recep Tayyip Erdogan gagnait en intensité. Mais pour Georges Estievenart, c’est bien parce que le discours était particulièrement guerrier que l’Allemagne s’est faite particulièrement discrète:
«Si elle prend la parole sur certains sujets, ce n’est généralement pas le cas sur ceux susceptibles de mener à un conflit. Elle joue autant qu’elle le peut la partition de la modération.»
«Il y a une interdépendance de longue date qui s’est tissée entre la Turquie et l’Allemagne. Il y a une diaspora turque de quatre millions d’individus en Allemagne depuis fort longtemps et qui pèse lourd», précise au micro de Sputnik Georges Estievenart.
Depuis la convention sur le recrutement de main-d’œuvre signée le 30 octobre 1961 à Bad Godesberg pendant le «Wirtschaftswunder» (le «miracle économique» qui a vu la forte croissance économique de la RFA et de l’Autriche après la Seconde Guerre mondiale), la population turque occupe une place particulière dans la société allemande: le Turc est la deuxième langue la plus parlée outre-Rhin. Aussi, près d’un million de personnes de nationalité allemande vivent en Turquie.
Berlin doit donc manœuvrer en finesse pour éviter de froisser une part de sa population particulièrement attachée à son pays d’origine. Le gouvernement allemand «n’a certainement pas envie de souffler trop sur les braises pour ne pas avoir de problème sur le territoire allemand ensuite», explique Sylvain Maillard. À l’automne 2019 et plus récemment au printemps 2020, des rixes avaient déjà éclaté entre Turcs et Kurdes dans le pays.
Off de cet ambassadeur français qui s’amertume au sujet de l’Allemagne. «Sous l’alliance, il y a souvent l’égoïsme. Berlin nous a lâchés sur la Turquie, Merkel a pensé à sa seule démographie en accueillant les migrants sans concertation, l’Allemagne essaie souvent de négocier 1/2
— Darius Rochebin (@DariusRochebin) September 21, 2020
Et surtout, la Turquie dispose toujours d’un élément de pression qui fait toujours trembler les Européens et en particulier l’Allemagne:
«Il y a le problème des réfugiés qui passent par la Turquie pour rejoindre les côtes européennes, et très souvent pour aller en Allemagne», rappelle Georges Estievenart.
La Turquie compte toujours sur son territoire plusieurs millions de réfugiés, qui souhaitent surtout rejoindre l’Allemagne. Notamment parce que le pays a déjà accueilli lors de la crise migratoire de 2015 près d’un million d’entre eux venant de ces mêmes points de départ. Et cela est sans compte l’attrait que l’Allemagne, leader économique de l’Europe, peut avoir pour ces personnes.
Démilitarisation de la Méditerranée orientale?
Le dossier est donc particulièrement épineux pour Berlin. D’autant qu’elle préside cette année l’Union européenne et ne peut donc éviter indéfiniment de mettre les mains dans le cambouis. Et surtout, lors du Conseil de l’Europe qui se tiendra les 1er et 2 octobre prochains, il sera impossible pour Berlin de ne pas évoquer le sujet.
Angela Merkel a donc pris les devants: elle a, en coulisses, activé son appareil diplomatique pour atténuer les tensions. Lors d’une visioconférence entre le Président turc Recep Tayyip Erdogan, la chancelière allemande et le président du Conseil européen, Charles Michel, ce 22 septembre, les participants ont affirmé que «la Turquie et la Grèce sont prêtes pour commencer des pourparlers exploratoires.»
Selon le journal grec Estia, Berlin a également demandé à la Grèce de démilitariser les îles les plus proches des côtes turques en mer Égée, tout en demandant à la Turquie de réduire les capacités militaires qu’elle avait amassées à Izmir depuis quelques semaines. Ses demandes seront-elles respectées par les parties? Difficile à dire pour le moment. Mais jusqu’ici, sans faire trop de vagues, l’Allemagne semble dans son rôle. Un rôle qu’elle sera d’ailleurs amenée à tenir plus souvent.
«Il y a de plus en plus de problèmes qui sollicitent l’Allemagne, et comme c’est un pays qui pèse lourd, en Europe et dans le monde, elle est obligée de se “mouiller” de plus en plus», conclut Georges Estievenart.