Élection de Joe Biden: l’heure est à un attentisme vigilant en Afrique centrale

© AFP 2023 JOE RAEDLEJoe Biden et Kamala Harris
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L’élection de Joe Biden aux États-Unis suscite de nombreuses appréhensions en Afrique centrale. À quelle politique étrangère doit-on s’attendre dans une région des Grands Lacs où les Démocrates n’ont pas laissé que de bons souvenirs? Décryptage pour Sputnik du chercheur et journaliste Patrick Mbeko.

En Afrique en général, et en Afrique centrale en particulier, nombreux sont les chefs d’État et les observateurs qui s’interrogent sur ce que sera la politique étrangère des États-Unis sous l’administration Biden-Harris. Si le mandat de Donald Trump a été marqué par un net désintérêt des États-Unis envers le continent noir, il y a de fortes chances que les choses soient différentes avec le nouveau locataire de la Maison-Blanche.

Bien qu’il se soit jusqu’à présent montré avare de commentaires sur sa politique africaine, il n’en demeure pas moins que son équipe envoie des signaux encourageants pour un rapprochement avec le continent africain. En Afrique centrale, et plus particulièrement dans la région des Grands Lacs où l’administration Clinton a laissé des traces indélébiles dans les cœurs et les esprits, l’heure est à un attentisme vigilant.            

Un héritage démocrate catastrophique

En Afrique des Grands Lacs, il y a de ces noms qui hérissent le poil dès qu’on les prononce et celui de Bill Clinton, 42e Président des États-Unis (1993 à 2001), figure en bonne place. Affirmer que l’arrivée au pouvoir de l’administration démocrate, en 1993, a entraîné un bouleversement majeur dans cette région est un euphémisme. En effet, l’époque Clinton est celle qui a vu cette partie de l’Afrique centrale basculer dans un indescriptible chaos: une guerre civile au Burundi consécutive à l’assassinat du Président Melchior Ndadaye en octobre 1993; une autre au Rwanda qui a culminé avec un génocide en avril 1994; des conflits armés successifs en République démocratique du Congo (RDC) où l’on a dénombré des millions de victimes, selon l’International Rescue Committee (IRC)...

Si la région était déjà confrontée à un conflit armé au Rwanda avant l’arrivée de Bill Clinton aux affaires, il n’en demeure pas moins que la volonté de l’administration démocrate d’impulser une nouvelle dynamique géopolitique en Afrique centrale a largement contribué à alimenter la plupart de ces conflits et les catastrophes humaines qui les ont caractérisés.

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À l’époque, fin de la guerre froide oblige, les États-Unis avaient décidé de définir une nouvelle donne géopolitique en Afrique centrale en tissant des alliances avec de nouveaux partenaires régionaux. Ainsi, ils n’avaient plus besoin de la France pour assurer la stabilité des pays du pré carré francophone qu’ils entendaient dorénavant intégrer à une mondialisation fondée sur les exigences du capitalisme financier américain. Cette vision ne devait bien entendu prendre forme qu’aux dépens de gouvernements alliés de la France en Afrique centrale. C’est particulièrement le cas des régimes rwandais du Président Juvénal Habyarimana, zaïrois de Mobutu ou soudanais d’Omar el-Bachir, tous trois entretenant des rapports étroits avec Paris.

Au cœur de la stratégie américaine, deux hommes: le Président Yoweri Museveni de l’Ouganda et le rebelle Paul Kagame, qui s’était emparé du pouvoir au Rwanda en juillet 1994 grâce à l’appui de l’Ouganda et des États-Unis.
Symboles de la «nouvelle génération de dirigeants africains», pour reprendre une expression employée par Bill Clinton et sa secrétaire d’État Madeleine Albright, Museveni et Kagame avaient permis aux États-Unis de créer les conditions d’un pré carré américain en Afrique centrale, après avoir mis la France hors jeu en déstabilisant, avec la bénédiction de Washington, les régimes (du Rwanda et du Zaïre) qui lui étaient acquis dans la région.

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L’époque des espoirs déçus

En dépit des graves violations des droits de l’Homme qu’ils ont commises au Congo, les régimes ougandais et surtout rwandais, dont les crimes ont été amplement documentés par les Nations unies, ont bénéficié d’une impunité totale de la part de la communauté internationale. L’administration Clinton s’était assurée que ses alliés africains ne soient aucunement inquiétés. L’arrivée au pouvoir d’un gouvernement républicain, en l’occurrence celui de George Bush, n’y avait pas changé pas grand-chose.

Ce n’était certes pas le grand amour entre les États-Unis, qui avaient délaissé l’Afrique centrale pour se concentrer sur le Proche et le Moyen-Orient, et le Rwanda comme à l’époque Clinton, mais ce dernier était quand même considéré comme un bon allié, à Washington. Idem pour le gouvernement ougandais à travers lequel les Américains avaient articulé leur stratégie de pression maximale sur le régime islamiste du Soudan. En RDC, les principales puissances occidentales (Washington, Londres, Paris et Bruxelles) avaient fait le choix de soutenir Joseph Kabila, arrivé au pouvoir après l’assassinat de son père dans des circonstances encore non élucidées.

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Pour asseoir et préserver durablement leur influence en Afrique centrale, les Américains ainsi que leurs alliés occidentaux avaient non seulement soutenu des fictions électorales dans la région des Grands Lacs, mais ils avaient aussi fermé les yeux sur les violations des droits de l’Homme qui s’y commettaient. Ce privilège de l’impunité avait convaincu certains régimes, notamment ceux du Rwanda et à l’Ouganda, qu’ils pouvaient se comporter comme ils le voulaient, à l’intérieur comme à l’extérieur de leurs frontières, sans crainte d’être réprimandés par la communauté internationale.

L’arrivée de Barack Obama à la Maison-Blanche en 2008 devait marquer un tournant important dans la politique américaine en Afrique centrale. Nombreux furent les observateurs qui étaient persuadés que les États-Unis allaient adopter une nouvelle approche dans la gestion des crises que connaissait la région des Grands Lacs. En effet, du temps où il était sénateur, Obama avait proposé un projet de loi sur le Congo autorisant le secrétaire d’État américain à suspendre toute aide à un État étranger impliqué d’une manière quelconque dans la déstabilisation du pays.

Mais une fois aux affaires, son administration s’est gardée de sanctionner le Rwanda et l’Ouganda en dépit du fait que ces pays continuaient à intervenir chez leur grand voisin et à piller ses ressources naturelles. Le Rwanda s’était retrouvé à vouloir également déstabiliser le Burundi. Mais ni Paul Kagame, ni Yoweri Museveni n’ont été inquiétés par les États-Unis, qui ont concentré leurs critiques sur Joseph Kabila (de la RDC) et Pierre Nkurunziza (du Burundi), lesquels avaient opté pour un rapprochement avec la Chine et la Russie.

Un facteur permet d’expliquer cette complaisance de l’administration Obama à l’égard du Rwanda et de l’Ouganda: la présence dans l’équipe d’anciens membres du gouvernement Clinton qui avaient été les architectes de la stratégie américaine dans les Grands Lacs dans les années 1990. On peut penser à Susan Rice, qui avait fait partie du Conseil national de sécurité (1993-1995) avant de devenir secrétaire d’État adjointe aux Affaires africaines (1995-1997). Nommée ambassadrice des États-Unis à l’ONU en 2009 par Obama, elle s’était évertuée à bloquer les rapports des Nations unies mettant en cause le Rwanda et l’Ouganda dans la déstabilisation de la partie est du Congo via la rébellion du M23.

La publication de ces rapports onusiens en 2013 avait amené Washington à finalement hausser le ton à l’égard de son allié africain et à suspendre pour un an une aide de 200.000 dollars destinée à une académie militaire rwandaise. Une mesure somme toute symbolique qui n’a ni bousculé ni remis en question le statu quo qui perdurait dans les Grands Lacs depuis les années 1990. À la grande déception de celles et ceux qui, en Afrique centrale, avaient placé leur espoir dans l’administration du premier Président noir des États-Unis...

Que faut-il attendre de l’administration Biden-Harris?

À cause de la politique qui a été celle des Démocrates en Afrique centrale, beaucoup, aussi bien dans les Grands Lacs que dans les diasporas rwandaise, burundaise et congolaise, auraient bien voulu voir Donald Trump gagner la dernière présidentielle américaine. Maintenant, une question est sur toutes les lèvres: que réserve le duo Biden-Harris à l’Afrique centrale?

Bien que Joe Biden n’ait pas encore annoncé les couleurs de sa future administration, il est certain qu’il voudra, dans un premier temps, se démarquer de son prédécesseur qui n’avait pas hésité à qualifier les pays africains ainsi que le Salvador et Haïti de «pays de merde», déclenchant l’ire de l’Union africaine (UA). Pour le reste, rien n’indique que la politique étrangère de l’administration Biden vis-à-vis de l’Afrique subira de profondes transformations. La lutte contre le terrorisme dans le Sahel et la stratégie de containment visant la Chine et la Russie sur le continent africain figureront en haut de la liste des futurs stratégistes du département d’État.

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En Afrique centrale, et plus particulièrement dans la région des Grands Lacs, tout laisse penser que la future administration américaine s’inscrira dans la continuité de ce qui avait commencé sous Clinton et qui a été poursuivi, avec des changements mineurs, sous Obama –dont Joe Biden, faut-il le rappeler, fut le vice-Président. Il suffit d’examiner l’équipe chargée de conseiller le prochain locataire de la Maison-Blanche sur les questions internationales pour s’en convaincre –la plupart des personnes qui la composent étant issues des administrations Clinton et Obama. Mais attention: rien ne dit que le gouvernement Biden se montrera complaisant envers les dirigeants autoritaires de la région, ou entretiendra des rapports pour le moins étroits avec les partenaires traditionnels des États-Unis que sont le Rwanda et l’Ouganda. Les voies de la politique étrangère américaine étant parfois insondables, il se pourrait même que l’on assiste à une reconfiguration des alliances en Afrique centrale, comme ce fut le cas à l’arrivée de Bill Clinton.

Pour finir, il y a de fortes probabilités que le mandat Biden s’apparente à une sorte de troisième mandat de l’administration Obama. Avec ses bons et ses mauvais côtés...

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