Liban: «Ils ont eu une chance incroyable avec le coronavirus, parce que ça a arrêté la révolte des gens»

© AP Photo / Hussein MallaАнтиправительственная демонстрация в Ливане
Антиправительственная демонстрация в Ливане - Sputnik Afrique
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Depuis octobre dernier, le Liban vit de graves tensions. Mises en sourdine par le confinement, elles reprennent de plus belle à mesure que ce dernier s’allège. Le changement de gouvernement en janvier n’y a rien fait et le pays s’enfonce dans une crise économique et sociale. Décryptage avec Samir Aita, président du Cercle des économistes arabes.

La France est au chevet du Liban ce 29 avril. Tandis que Jean-Yves Le Drian s’est entretenu avec le nouveau Premier ministre du pays, Hassan Diab, Bruno Le Maire, ministre français de l’Économie, a échangé avec son homologue libanais, Ghazi Wazni. Le chef du Quai d’Orsay a ainsi rappelé que la France était prête à accompagner Beyrouth sur la voie des réformes afin de «répondre aux attentes de la population libanaise et de restaurer la confiance dans l’économie du Liban».

Car la situation est dramatique dans le pays, qui souffre d’une grave crise financière, économique et sociale. Officiellement en cessation de paiement depuis mars, le Liban est écrasé par une dette de 92 milliards de dollars, soit 170% du PIB et près de la moitié (45%) de la population vit sous le seuil de pauvreté.

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La mobilisation populaire, qui avait débuté fin 2019, avait été mise sous le boisseau par l’épidémie. Elle a repris de la vigueur au sortir du confinement, débouchant sur des affrontements avec les forces de l’ordre. Un jeune mécanicien de 26 ans, Fawaz al-Samman, est mort dans la nuit du 27 au 28 avril à Tripoli, 2e ville du pays, dans des affrontements avec les forces de l’ordre. Le contestataire est mort de ses blessures après avoir été atteint d’une balle à la cuisse. L’armée libanaise a exprimé ses regrets tout en dénonçant le vandalisme de certains manifestants, mentionnant des jets de pierre et l’incendie de trois banques.

Interrogé par Sputnik, Samir Aita, président du Cercle des économistes arabes, ancien rédacteur en chef de l’édition arabe du Monde diplomatique, consultant économique pour diverses organisations internationales, estime que Beyrouth est confronté au même choix que la Grèce quelques années auparavant, c’est-à-dire, sauver les banques ou protéger la population. Confronté à un tel choix, le gouvernement doit également composer avec les divisions et les intérêts confessionnels.

Sputnik France: Comment expliquer la reprise des tensions au Liban?

Samir Aita: «Aujourd’hui, il y a un gouvernement qui avait une occasion inespérée, avec la crise du coronavirus, de pouvoir résoudre quelques problèmes, par exemple le problème de l’approvisionnement en électricité et plus grave encore, le problème bancaire. Il lui faut les résoudre hors du partage confessionnel et entre les seigneurs de la guerre qui a marqué le Liban, surtout à la sortie de la guerre civile.

Nous avons remplacé la guerre par les armes par une lutte pour l’accaparement de l’argent public et privé. Or aujourd’hui, chaque fois que le gouvernement essaie de mettre en place une mesure, chaque leader communautaire ou seigneur de la guerre excite les siens. Les chefs religieux des communautés, le mufti ou le patriarche maronite ou encore les chefs druzes haussent la voix pour dire que “ça ne peut pas se passer comme ça, attention aux intérêts des chrétiens maronites, des musulmans sunnites, des Druzes”, etc.

Donc les tensions sont principalement dues à ça, c’est-à-dire, à la résistance des seigneurs de la guerre du pays à toute réforme réelle. Voici un exemple: l’Allemagne a proposé de faire une usine alimentant le Liban 24h/24 en électricité, les seigneurs de la guerre veulent trois usines pour que chacune soit dans l’une des régions confessionnelles.»

Sputnik France: Quelle est la situation économique des Libanais? Comment expliquer ce chiffre de 45% de la population sous le seuil de pauvreté?

Samir Aita: «La situation est vraiment catastrophique depuis octobre. La limitation des retraits d’argent et le blocage des comptes amènent l’opinion à dire “on nous a volé notre argent”. Et la solution annoncée à la crise financière serait que tout dépôt au-delà de 100.000 dollars pourrait être divisé en deux, une partie serait donnée en livres libanaises, on ne sait pas à quel taux, car il y a un différentiel de taux colossal entre le taux officiel et le taux du marché, et l’autre moitié serait investie dans le capital des banques. Au lieu de laisser les mauvaises banques s’effondrer et de protéger les petits déposants, on prend l’argent des déposants et l’on recapitalise les banques avec. C’est étrange, les gens n’ont pas d’argent, les gens sont en difficulté.

Une publication du 28 avril dans les journaux libanais sur les statistiques de l’inflation a remarqué que celle-ci n’avait pas suivi l’effondrement du taux de change. Le taux de change a sauté de 1.500 à 3.000 livres pour un dollar, même plus aujourd’hui entre 3.100 et 3.200, alors que l’inflation n’est que de 20% et non de 100%. Pourquoi? Parce que la Syrie n’a pas d’autre débouché pour ses produits agricoles et qu’elle les vend pour avoir quelques dollars du Liban. Donc, les prix des fruits et légumes ont baissé drastiquement dans cette période grâce à ces importations pas toutes formelles, une grande partie est informelle de la Syrie vers le Liban.» 

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Sputnik France: Comment expliquer que l’État libanais soit en faillite?

Samir Aita: «Bien sûr, le Liban est un État en cessation de paiement vis-à-vis de ses créanciers intérieurs, les déposants qu’il ne peut rembourser, et extérieurs. Il ne peut être en faillite proprement dite. On ne peut pas liquider un État. Il existera toujours. Mais les banques peuvent être en faillite.»

Sputnik France: Le FMI peut-il aider le Liban à surmonter cette crise?

Samir Aita: «Je ne pense pas. Nous avons organisé un séminaire international il y a deux ans à Beyrouth avec le Fonds monétaire. Ce dernier a clairement indiqué qu’il n’avait pas les outils pour aider les pays fragiles comme le Liban. Le montant maximum que peut procurer le FMI à Beyrouth est peut-être deux ou trois milliards de dollars, à des taux très hauts. Or, le Liban a un trou estimé entre 40 et 60 milliards de dollars.

C’est une restructuration interne qu’il faut mettre en place. Le FMI ne peut que donner des indications. Aujourd’hui, ceux qui conseillent le Liban, ce sont les banques du genre Lazard ou Morgan Stanley, préconisant une solution assez drastique. L’enjeu, c’est comme pour la Grèce: est-ce qu’on laisse les banques s’effondrer ou on laisse la population tomber dans la pauvreté? Avec la structure politique existante, le gouvernement va choisir de laisser tomber la population dans la pauvreté, sauf si la révolte reprend après le coronavirus. Mais ils ont eu une chance incroyable avec le coronavirus, parce que ça a arrêté la révolte des gens qui ne pouvaient pas manifester de peur de la contagion.»

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