«L’économie algérienne ne pourra pas résister longtemps au blocage politique»

© Photo Louisa Ammi Manifestations en Algérie
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Depuis la démission d’Abdelaziz Bouteflika en avril dernier, l’économie algérienne semble être dans l’impasse. De nombreuses entreprises ferment et le spectre d’une crise plane le pays. Pourtant, les indices économiques sont plutôt stables. L’économiste Denis Chetti explique à Sputnik ce paradoxe. Entretien.

Huit mois après le déclenchement de la contestation populaire en Algérie, réclamant le départ du régime en place, les indicateurs économiques sont contrastés. La Banque mondiale prévoit dans son dernier rapport, publié le 9 octobre, une hausse de plus de 1% de croissance d’ici 2020, avec un taux d’inflation à 4,1% en 2019, contre 4,3% enregistré en 2018. Le déficit commercial se creusera de son côté pour atteindre 8,1% du PIB, principalement raison d’un fort déficit commercial.

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De son côté, le Fonds Monétaire International (FMI) revoit à la hausse, dans son dernier rapport semestriel publié le 15 octobre, ses prévisions de croissance pour le plus grand pays d’Afrique.

La «croissance PIB réel en Algérie sera de 2,4% en 2020 (contre une prévision de 1,8% en avril dernier). Le déficit de la balance du compte courant augmentera de son côté à -12,6% du PIB (contre une prévision de -12,5% anticipée en avril dernier), et devrait représenter 11,9% du PIB en 2020. L’Algérie, dont les recettes sont dominées à plus de 90% par les hydrocarbures, devrait voir son taux d’inflation baisser au niveau de 2% vers la fin 2020, contre plus de 4% en 2018», lit-on dans ce rapport du FMI.
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Manifestations en Algérie

Ces bons indicateurs ne peuvent toutefois faire oublier les difficultés que connaît l’activité économique algérienne. Pour l’heure, c’est le secteur du bâtiment et des travaux publics qui semble être le plus touché. Plus de 1.300 entreprises du BTP ont dû fermer entre février et octobre.

D’ailleurs, le Think Tank Carnegie Middle East Center avait lancé l’alerte, en août dernier, sur l’imminence d’une crise économique en Algérie. En effet, Alger pourrait bientôt se retrouver en cessation de paiement. Pour équilibrer son budget, ce pays, dont les recettes dépendent à plus de 90% des exportations d’hydrocarbures, aurait besoin d’un baril à 116 dollars. Ce dernier peine à dépasser les 60 dollars, rappelle le centre établi à Beyrouth.

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Sur le terrain, en effet, le bras de fer se poursuit entre un pouvoir dirigé par l’armée, qui veut organiser des Présidentielles en décembre comme solution de sortie de crise, et des manifestants qui exigent le départ des figures proches de l’ancien Président Abdelaziz Bouteflika avant de passer aux urnes.

Pour comprendre où en est vraiment l’économie algérienne, Sputnik s’est entretenu avec l’économiste Denis Mourad Chetti, professeur d’économie auprès de la faculté des métiers de l’Essonne (France). Ce dernier explique le ralentissement économique par l’arrestation des dirigeants d’entreprises sous couvert de lutte contre la corruption, le climat d’incertitude induit par le vide à la tête de l’État et met en garde contre les conséquences du prolongement de ce blocage politique sur l’économie du pays.

Sputnik: Après huit mois de contestation populaire, l’Algérie est-elle en crise économique? On parle de la fermeture de plus de 60% des entreprises actives dans le secteur du PTP. Comment expliquez-vous cette situation?

Denis Chetti: «Lorsque les manifestations ont éclaté en février 2019 pour protester contre la candidature du Président Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat, la croissance économique du pays atteignait1,5%, selon les estimations du FMI et de la Banque mondiale. Soit un niveau similaire de ce que le pays a connu en 2018.

Depuis, les indicateurs se sont effondrés dans les secteurs des services commerciaux, de l’agriculture ou encore dans celui de la construction, passant de 5,6% l’année dernière à 2,7% au début de l’année 2019. Ceci prédit clairement un ralentissement du PIB, qui devrait durer pendant la période préélectorale, ce qui représentera un facteur de risque pour assainir la situation politique en retardant le processus d’assainissement budgétaire prévu pour 2019. La conséquence en sera certainement l’aggravation du déficit budgétaire actuel.»

© Photo Denis ChettimDenis Chetti
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Denis Chetti

Sputnik: Où en est la situation économique et financière du pays?

Denis Chetti: «Nous assistons depuis le milieu de cette année 2019 à un déficit de la balance commerciale supérieur à trois milliards de dollars de celui de l’année précédente, selon les chiffres de la Direction des Douanes. Les exportations connaissent une baisse tout comme les importations. La France demeure toujours notre premier client et la Chine notre premier fournisseur.

De l’autre côté, nous observons que les réserves de change sont descendues au niveau des 68 milliards de dollars, alors qu’en début de l’année 2019, elles étaient d’environ 80 milliards de dollars. Ceci démontre un épuisement conséquent des réserves officielles, auquel le gouvernement actuel essaye de pallier en prenant des mesures additives pour resserrer les importations par, notamment, la mise en place de nouveaux mécanismes opérationnels destinés à réglementer les importations de blé et de lait et à mieux contrôler les subventions…Sur le plan extérieur, le déficit du compte courant devrait se creuser pour atteindre 8,1% du PIB vers la fin de l’année, et ce, en raison principalement, d’un déficit commercial nettement plus important. La découverte récente d’un nouveau champ gazier laisse entrevoir un rebond de la production et des exportations de gaz, mais uniquement à moyen terme, si et seulement si le cadre des investissements dans les hydrocarbures s’y prête.»

Sputnik: Comment se traduisent les incertitudes de cette période préélectorale sur l’activité économique du pays?

Denis Chetti: «Avant de répondre à cette question, permettez-moi de rappeler que depuis l’arrivée d’un Président par intérim, en l’occurrence, Abdelkader Bensalah, on a observé un ralentissement notable dans tous les secteurs de l’activité économique, en dehors de celui des hydrocarbures. L’arrestation de certains dirigeants d’entreprises sur le fonds de lutte contre la corruption mène ces mêmes entreprises à modifier leur gestion et à revoir leur mode d’investissement, conduisant de fait à une perturbation dans la production due à ses changements.

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L’incertitude liée à la période électorale et les enquêtes de corruption dans lequel doivent évoluer les entreprises devraient entraîner un ralentissement du secteur hors hydrocarbures en 2019.La période préélectorale risque également de retarder davantage le processus d’assainissement budgétaire programmé pour 2019, aggravant le déficit budgétaire à 12,1% du PIB, ce qui augmenterait le risque d’un ajustement plus brutal à l’avenir.»

Sputnik: Si ce blocage politique persistait, quelles seraient ses conséquences sur la vie économique du pays?

Denis Chetti: «Étant donné que la majorité des recettes en devises proviennent soit directement soit indirectement des hydrocarbures, il y aura un effet négatif sur la balance des paiements, car elle accentuera la baisse des réserves de change et poussera par conséquent à la dévaluation du dinar, avec des impacts inflationnistes qui se concrétiseront par le relèvement du taux d’intérêt des banques pour éviter leur faillite et la faiblesse des investissements directs étrangers.

Au train où va la dépense publique, qui tire à plus de 80% la croissance, les réserves de change risquent de clôturer à environ 58 milliards de dollars fin 2019, 36 milliards de dollars en 2020 et 16 milliards de dollars fin 2021! Nous pourrons ainsi nous retrouver dans une situation de cessation de paiement avant le premier trimestre 2022, selon des experts financiers.

Ceci me pousse à dire que notre économie ne pourra pas résister longtemps à ce rythme et serait condamnée fatalement à une paralysie. Le Hirak apporterait un coup fatal à la fois à notre indépendance sécuritaire et économique, nous mettant à la merci du FMI et des autres instances de prédation financière. Ceci sans parler du risque de déstabilisation du pays, qui aurait pour incidence le changement de la situation géostratégique en Afrique du Nord.

L’activité et les investissements du secteur privé subiront également les effets des perturbations politiques et d’un climat des affaires défavorable, ainsi que des perturbations causées par les retards de paiement des travailleurs dans plusieurs branches d’activité industrielle.»

 

Sputnik: N’y a-t-il pas de facteurs extérieurs aggravant cette crise annoncée?

Denis Chetti: «Certainement, oui. En effet, la situation macroéconomique indique un contexte de tension entre les deux plus grandes puissances économiques mondiales, à savoir les États-Unis et la Chine, avec son lot de retours vers des mesures protectionnistes qui, selon le FMI et la Banque Mondiale, risque de provoquer une crise économique mondiale équivalente à celle que nous avons connue de 2008!

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Ceci entraînera inévitablement une baisse du taux de croissance et par conséquent un fléchissement de la demande en hydrocarbures. Il y aura un impact évident sur l’économie algérienne, chose qui aggravera certainement la crise politique actuelle.»

Sputnik: Quelles sont les mesures urgentes à entreprendre pour éviter au pays de s’enliser dans lacrise économique?

Denis Chetti: «à mon avis, les solutions résident dans la volonté politique de diversifier l’économie, d’augmenter la contribution du secteur privé et d’attirer les investisseurs étrangers. Mais sur le court terme, il est peu probable que cela se produise pour relancer la création d’emplois. Il reste que l’État devra continuer à protéger les revenus réels des citoyens et à soutenir le pouvoir d’achat des consommateurs pour assurer une maîtrise de l’inflation. Il faudrait aussi que le pouvoir actuel soit obligé d’affecter plus de ressources aux mesures sociales, au détriment des dépenses d’investissements publics.

En conséquence, il apparaît évident que dans ce contexte, la politique budgétaire doit être orientée afin de protéger l’économie de la volatilité des prix du pétrole. Le manque de perspective de l’issue de la crise politique ou le retardement de la sortie de l’impasse crée une incertitude qui nuit fatalement à l’économie algérienne. Ceci entraînera une augmentation des importations et un amenuisement accru des réserves de change.

La lutte contre la corruption et les mesures nécessaires pour sortir d’une économie rentière sont peut-être des sorties de crise qui devraient animer le débat politique pour mettre en avant une ligne idéologique en fonction des aspirations populaires. Mais au-delà de cette lutte anticorruption engagée par la justice, l’enjeu pour l’Algérie est de trouver rapidement une issue salutaire à la crise et surtout empêcher l’économie de s’écrouler.»

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