Tunisie: une affaire de fabrication de masques tourne au scandale d’État

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Alors que le chef du gouvernement vient de prolonger la période de confinement jusqu’au 3 mai, une affaire de «conflit d’intérêts» avec «soupçon de corruption» fait basculer le pays dans une grande polémique. Qu’en est-il?

La Tunisie s’apprête, comme plusieurs pays dans le monde, à lever progressivement le confinement à partir du 4 mai. Pour cela, il va falloir équiper tous les citoyens en masques de protection contre le coronavirus. Dans ce cadre, l’État a décidé de confier la fabrication de 30 millions de ces masques non médicaux aux usines locales de textile. Mais des abus sont apparus.

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Tout d’abord, une information, censée rester confidentielle, relative aux critères de fabrication des masques a filtré. Avant même la publication officielle du cahier des charges, des industriels ont racheté toutes les quantités de tissu, spécifique à la conception, disponibles sur le marché. Ensuite, une seule société, dont le propriétaire est député au Parlement, a été requise pour la fabrication de 2 millions de masques bien que la loi interdise aux parlementaires d'avoir des relations commerciales avec l'État.

Les deux affaires, liées, ont déclenché un scandale en Tunisie. Une mission gouvernementale a été dépêchée au ministère de l’Industrie pour enquêter sur le dossier et la justice s’en est aussi saisie.

À l’origine du dossier, l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC) –une instance indépendante– avait reçu plusieurs alertes sur une importante pénurie de tissu et de matières premières nécessaires à la fabrication des masques. Certains industriels auraient tout acheté.

«Après avoir reçu ces alertes, nous avons commencé à faire notre enquête en écoutant les différentes parties impliquées dans cette affaire. Et durant ce travail d’investigation, nous nous sommes rendu compte qu’il y avait une affaire parallèle, celle de la commande passée par le ministre de l’Industrie directement à un industriel, qui est un député parlementaire, sans aucun respect de la loi», précise à Sputnik Fawzi Chemingui, membre de l’INLUCC.

En effet, le ministre de l’Industrie, Salah Ben Youssef, a téléphoné le 7 avril directement à Jalel Zayati –propriétaire d’une des plus grandes usines de fabrication de produits orthopédiques, OrthoTunisia– pour lui commander en urgence la fabrication de 2 millions de masques d’une valeur totale de 4 millions de dinars (1,5 million d’euros). Cette commande est différente de celle de 30 millions de masques que l’État avait annoncé vouloir acheter.

Il lui a communiqué les caractéristiques requises et le prix d’achat des masques, avant même que tous ces détails ne soient publiés dans le cahier des charges relatif à leur confection, rendu public le 11 avril. Ceci a permis à l’industriel de s’approvisionner à temps et d’acheter tout ce qui existait sur le marché comme tissu spécial.

«Même si l’opération s’est faite de gré à gré, vu les conditions exceptionnelles du pays à cause de la crise, il n’y a pas eu respect des dispositions en vigueur en matière d’appels d’offres publiques», estime Fawzi Chemingui.

Ce collaborateur de l’INLUCC s’interroge d’ailleurs sur les raisons de cette commande auprès d’un seul industriel, «alors qu’il en existe dans le pays au moins cinq autres qui pratiquent la même activité et qui ont les mêmes capacités en matière de fabrication».

Le député qui voulait vendre des masques à l’État

Le pire dans cette affaire est que Jalal Zayati est un député donc légalement, il n’a pas le droit d’avoir d’activité commerciale avec l’État, comme le précise l’article 25 du règlement intérieur du Parlement, mais aussi l’article 20 de la loi 2018-46 portant sur la déclaration des biens et des intérêts, la lutte contre l'enrichissement illicite et le conflit d'intérêts dans le secteur public. Le député est aussi membre de la Commission de l’industrie, au sein du Parlement, et rapporteur adjoint dans la commission de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption.

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Jalal Zayati n’a pas nié les faits, mais il a estimé qu’il n’y avait pas de «conflit d’intérêts vu que le pays est en état de guerre, donc il n’y a pas eu le temps pour faire des appels d’offres», d’après ses déclarations à Radio Mosaïque.

De son côté, le ministre de l’Industrie, Salah Ben Youssef, a justifié son choix en déclarant au cours d’une conférence de presse, le 17 avril: «Cet industriel a l’habitude d’exporter sa production vers les marchés européens. Par conséquent, il est possible de lui faire confiance en matière de qualité des produits et de leur conformité aux normes.»

Quant à sa connaissance du statut de Zayati en tant que député, il a nié:

«Je n’ai su qu’il était député que lors de mon passage au Parlement il y a deux jours», comme le rapporte le site d’information Businessnews.

Rendre compte au Parlement

Le ministre de l’Industrie a été invité à deux séances d’écoute, l’une avec la Commission de la bonne gouvernance et la lutte contre la corruption, et l’autre avec la commission de l’Industrie, présidée par la députée Abir Moussi et présidente du Parti destourien libre (PDL). Interrogée par Sputnik, cette dernière a dévoilé:

«C’est la Fédération tunisienne du textile et de l’habillement (FTTH) [dont Jalal Zayati est le vice-président, ndrl] qui aurait proposé au ministre le nom de Jalal Zayati. Je lui ai donc rappelé que ce dernier est député et qu’il est même membre de notre commission. Chose qu’il semblait pas savoir.»

Abit Moussi, qui remet en question les résultats de la séance d’écoute de la Commission de lutte contre la corruption –dont rien n’a filtré–, a annoncé son intention de réagir à l’affaire Zayati.

«J’ai proposé d’envoyer une correspondance au bloc parlementaire auquel il appartient pour leur demander de le remplacer au sein de la commission car c’est inacceptable, à mon avis, qu’il y reste. Cette suggestion sera proposée au vote lors de notre réunion mercredi prochain.»

Entre-temps, le député Jalel Zayati a déclaré ne plus souhaiter traiter avec l’État et que, de toute façon, il n’avait jamais reçu de bon de commande ou quoi que ce soit d’écrit. Quant aux masques déjà produits, il a indiqué son intention de les vendre en Europe, à un meilleur prix. Rappelons que le prix fixé par le gouvernement est de 2,040 dinars (0,66 euro) par unité. 

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Interrogé sur cette affaire lors d’une interview accordée le 19 avril, à la Télévision Tunisienne et à la chaîne privée Hannibal TV, le chef du gouvernement Elyes Fakhfakh a défendu le choix du ministre de l’Industrie, considérant «qu’il n’y avait pas de malversation avérée dans l’affaire des masques», surtout que le pays vit «une situation de guerre avec le virus», comme le rapporte le site Leaders.

La Tunisie devrait se doter rapidement de masques. Jusqu’à présent, 884 cas de contamination et 38 décès ont été enregistrés.

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