LE SOMMET DE LA CRIMEE DONNE LE FEU VERT A L'INTEGRATION

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par Viatcheslav NIKONOV, docteur en histoire, président de la Fondation "Politika"

La rencontre des leaders des pays de la Communauté des Etats Indépendants, regroupant douze anciennes républiques soviétiques, qui a pris fin la semaine dernière en Crimée (Ukraine), aurait pu être une réunion de routine sans les deux circonstances suivantes. Premièrement, il s'agit de la participation du premier ministre de l'Azerbaïdjan, Ilham Aliev, qui remplaçait son père malade, le président Guéidar Aliev. Aliev junior présentant sa candidature aux prochaines élections présidentielles qui se tiendront en Azerbaïdjan dans moins d'un mois, son apparition au sommet était fort significative. L'accueil chaleureux qui a été réservé au jeune premier ministre azerbaïdjanais par les leaders de la CEI, notamment par le président russe Vladimir Poutine, peut être considéré comme un soutien tacite, voire comme une sorte de bénédiction.

Une deuxième circonstance distingue encore le sommet de Crimée de la masse de rencontres peu productives et routinières de ces dernières années : la signature d'un accord sur la création d'un espace économique unique (EEU) incluant quatre pays : Russie, Ukraine, Biélorussie et Kazakhstan. Le texte de l'accord stipule que l'EEU sera formé par étapes, compte tenu de la possibilité d'opérer une intégration échelonnée en niveaux et en temps. En d'autres termes, ainsi que le stipule le document, chaque pays décidera lui-même de l'orientation et de l'importance de sa participation.

Au tout dernier moment, une réserve a été ajoutée au document pour spécifier que les accords et les décisions au sein de l'EEU seraient adoptés dans le respect de la législation de chacune des parties. Telle est sans doute la concession faite à la position particulière de l'Ukraine. Le fait est que le président Koutchma subit de fortes pressions de la part des nationaux-démocrates ukrainiens estimant que l'accord sur l'EEU trahit les intérêts nationaux de l'Ukraine, signe l'abandon de la politique d'intégration euro-atlantique et menace l'indépendance de l'Ukraine. Pour rassurer l'opposition, le président Koutchma a insisté pour que la réserve en question soit ajoutée au document. Mais celle-ci rend l'accord vague et imprécis : s'il est affirmé la primauté des législations nationales, que deviennent alors les organes de l'EEU? En effet, la loi ukrainienne interdit la délégation de fonctions d'Etat à des organes supranationaux. Cela veut dire que l'Ukraine aura le moyen de boycotter les différentes décisions adoptées par les structures de l'EEU, pourtant obligatoires pour les trois autres parties.

Quoi qu'en disent les nationaux-démocrates ukrainiens et d'autres contradicteurs de l'EEU, la création d'un espace économique unique répond dans une mesure égale aux intérêts aussi bien de la Russie que de l'Ukraine, de la Biélorussie et du Kazakhstan. La majorité écrasante de la population des quatre Etats le comprend parfaitement. Même en Ukraine, à la population relativement réticente à la ligne de Koutchma d'adhésion à l'EEU, 70% de la population soutient le projet d'espace économique unique permettant de créer des zones de libre circulation des marchandises, services et de la main-d'oeuvre. Il est naturel et logique de rechercher l'intégration économique de pays qui, tout récemment encore, faisaient partie du système économique unique soviétique et qui restent, encore aujourd'hui, liés entre eux par les besoins de nombreuses entreprises industrielles et par leur coopération entre elles. Le rétablissement des liens économiques rompus par l'éclatement de l'Union soviétique serait sans conteste profitable à chacun des pays indépendants. Il ne s'agit pas, cela va de soit, de restaurer sous une forme ou une autre l'ancienne Union, ce qui effraie tant l'Occident. Le retour au passé soviétique est impossible, pour la simple raison qu'il n'y pas de base idéologique à la construction d'une telle union, pas plus aujourd'hui que dans un avenir prévisible. Pas question donc d'une intégration politique, mais seulement économique. Soit dit en passant, l'Europe est déjà bien engagée dans cette voie de l'intégration. Si l'Union européenne est possible et nécessaire, avec son espace économique et même sa monnaie unique, pourquoi devrait-on douter de l'utilité et, pire, de la nécessité d'un espace économique unique eurasiatique ?

Certes, l'accord signé en Crimée par les leaders de quatre pays de la CEI ressemble plutôt à une déclaration d'intention. Ce n'est qu'un premier pas franchi dans la difficile voie de l'édification de l'EEU. Vladimir Poutine, prudent, a qualifié le document signé d'accord-cadre, en soulignant cependant qu'il représentait une bonne base pour résoudre ensemble différents problèmes. Poutine est un partisan convaincu d'une accélération des processus d'intégration au sein de la CEI, et tout porte à croire qu'il ne s'opposerait pas à un élargissement de l'accord à d'autres pays de la Communauté. Un peu différente est la position du président kazakh, Noursoultan Nazarbaïev, qui ne semble pas prêt, pour le moment, à passer d'un quartette à un quintette, voire plus. Quoi qu'il en soit, le problème de l'élargissement du quartette se posera tôt ou tard. Pour ce qui est des candidats, on peut parler, en premier lieu, de l'Arménie, du Tadjikistan et de la Kirghizie, qui ne cachent pas leur attitude plus que positive envers le "projet des Quatre". Il est vrai que l'Arménie n'a de frontière commune avec aucun des quatre pays, et cette circonstance peut naturellement constituer un empêchement majeur pour son inscription dans l'espace économique unique. Comment celui-ci serait-il unique s'il n'y a pas de frontière commune ? En ce qui concerne le Tadjikistan, les difficultés économiques et autres qu'il rencontre rendent son adhésion à l'EEU très douteuse, ne présageant rien de bon aux leaders des Quatre, si ce n'est un mal de tête. Enfin, la Kirghizie, qui connaît une situation suffisamment stable, est, quant à elle, un candidat parfaitement réel au rôle de cinquième membre. Son président Askar Aliev donne sans équivoque à comprendre sa volonté de rejoindre l'accord sur l'EEU. La transformation du quartette en un quintette est donc de l'ordre du possible.

L'intégration des pays de la CEI, longtemps purement rhétorique, semble avoir enfin quitté le point mort. L'époque elle-même suggère aux leaders de la Communauté de ne plus tarder. Les intérêts nationaux à long terme et le règlement des grands problèmes économiques réclament les efforts collectifs des Etats constituant ce qu'on appelle l'espace post-soviétique. Moscou, Kiev, Minsk et Astana l'ont déjà compris. Cette réalité rencontre une compréhension de plus en plus large dans les capitales des autres pays de la Communauté.

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