Les avortements seront-ils interdits en Russie?

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"Mon mari est instituteur et gagne peu. C'est moi qui nourrit ma belle-mère malade et nos deux enfants. Vous croyez qu'on peut se permettre un troisième enfant ?", s'exclame Natalia V. , 28 ans, monitrice dans un jardin d'enfants. Elle vient de se faire avorter. Irina N., 19 ans, étudiante, s'apprête à subir la même opération et s'explique: "Je n'ai pas le choix, un enfant remettrait en cause tous mes projets",.

Vladimir Koulakov, directeur du Centre d'obstétrie, de gynécologie et de périnatologie de l'Académie de médecine affirme que, dans le pays, jusqu'à 60% des grossesses sont interrompues volontairement, et 10% des femmes se décidant à un avortement ont moins de 18 ans. Pour la Russie, en pleine crise démographique, ces chiffres pourraient s'avérer fatals.

"Les avortements laissent des traces indélébiles sur la santé des femmes, surtout les avortements effectués hors hôpital, auxquels font appel 15% des moins de 20 ans", ajoute Klara Serebrennikova, professeur au Centre de médecine Setchenov de Moscou. "Ils entraînent différents processus inflammatoires. En fin de compte, les avortements constituent l'une des premières causes de stérilité".

L'avortement en phase avancée de grossesse met en danger non seulement la santé mais aussi la vie de la femme. Selon la vice-ministre de la Santé publique, Olga Charapova, dans la structure de la mortalité maternelle, les avortements sont responsables d'à peu près 30% des décès.

Malgré les 500 centres de planning familial, le programme fédéral en cours, la hausse du nombre des centres d'éducation sexuelle pour les jeunes, la Russie reste l'un des leaders mondiaux en matière d'avortement avec 60 IVG pour 100 femmes en âge de procréer, contre 5 à 6 pour les Pays-Bas, et 10 à 15 pour la Grande-Bretagne. En Russie, les naissances indésirables sont prévenues par une intervention chirurgicale, contrairement à l'Occident où l'interruption de grossesse est de préférence médicamenteuse.

Mais le nombre d'avortements baisse en Russie également, s'étant réduit de moitié environ de 1990 à 2001 (de 4 103 000 à 2 015 000), ce qui inspire un optimisme prudent. La tendance s'est confirmée en 2002, avec 1 944 000 d'avortements. Mais l'indice reste très élevé. D'autres statistiques alarmantes s'y ajoutent : une femme sur dix parmi celles qui restent enceintes n'arrive pas à porter l'enfant jusqu'à terme. Le taux de morbidité parmi les filles de 15 à 17 ans, futures mères, a augmenté d'un tiers ces 5 dernières années.

Cette situation reflète le bas niveau d'éducation sexuelle de la population. La révolution sexuelle s'est produite en Russie il y a une dizaine d'années, mais ceux qui en recueillent les fruits, en premier lieu les adolescents, ne sont toujours pas très calés en matière de contraception. Les prix élevés des moyens contraceptifs y sont également pour quelque chose. Au milieu des années 1990, grâce à son programme de distribution gratuite de préservatifs parmi les femmes à risques, le ministère de la Santé avait réussi à faire baisser le nombre d'avortements de 40%. Mais, faute de moyens budgétaires, ce projet a dû être abandonné.

Les partisans de l'avortement invoquent la liberté du choix, la pauvreté de la population (dont 23,3% vit sous le seuil de pauvreté), les contre-indications médicales, l'opposition des proches à la naissance d'un enfant, la grossesse survenue suite à un viol. Une interdiction de l'avortement légal risque donc de provoquer une explosion des avortements criminels et une hausse générale de la mortalité maternelle.

Les "anti-avortements" russes sont moins résolus que leurs compagnons d'armes occidentaux. Si aux Etats-Unis, par exemple, les cas de mise à sac de cliniques ne sont pas rares, et la société dans son ensemble semble plutôt en faveur de l'interdiction de l'avortement, en Russie, on se limite à des articles de presse et à la diffusion d'affichettes montrant un enfant au crâne fêlé avec l'inscription "Ne me tue pas maman". L'Eglise orthodoxe russe est l'ennemie la plus convaincue des avortements. "Pour elle, détruire le foetus est un meurtre comme un autre. Niant aux autres le droit à la vie, nous nions toute vie en tant que telle", affirme l'archiprêtre Dmitri Smirnov. "Les pères des enfants non nés sont autant coupables que les mères du pêché d'avortement", renchérit le père Artémi Lebedev. L'Eglise condamne aussi la contraception comme contrevenant à la réalisation de la principale mission du mariage.

La Russie n'ira sans doute pas aussi loin que l'Indonésie, l'Irlande, le Népal ou les autres pays où les avortements sont punis de peines de prison. Les avortements étaient effectivement interdits en Russie avant 1955, mais les femmes y recouraient tout de même d'une manière ou d'une autre. Aujourd'hui, les spécialistes jugent possible une limitation des avortements, mais non pas leur interdiction.

Les médecins invitent à agir sur la population par des moyens financiers. "En voilà un paradoxe : les avortements sont gratuits, mais pour se faire guérir de la stérilité, les femmes paient et paient gros", dit Vladimir Koulakov. Si l'interruption volontaire de grossesse était payante, cela pourrait refroidir l'ardeur de certaines femmes. D'aucuns affirment toutefois que les enfants sauvés pourraient alors être abandonnés.

Certaines régions essaient d'encourager la natalité, versant des allocations à la naissance. A Moscou, par exemple, à partir de 2004, tout jeune couple touchera 15 000 roubles pour la naissance de leur premier enfant, 21 000 pour le deuxième et 30 000 pour le troisième. Mais cette mesure ne devrait pas s'avérer efficace contre les avortements, surtout à Moscou, ville très chère. "Personne ne pourra obliger les femmes russes à avoir trois enfants", affirme Evgueni Andreev, du Centre de démographie de l'Institut académique de prévisions économiques.

En septembre, une recette législative a été proposée pour limiter les avortements. A l'initiative du gouvernement fédéral, la liste des critères sociaux justifiant l'avortement tardif a été réduite de 13 à 4 points. Le droit de la femme à l'avortement tardif est reconnu en vertu d'un jugement judiciaire la condamnant à une peine de détention, la privant de l'autorité parentale ou en limitant l'exercice, dans les cas où la grossesse serait le résultat d'un viol, où la femme deviendrait veuve pendant la grossesse et où son mari serait handicapé. Auparavant figuraient au nombre des critères le statut de chômeur et de réfugié de l'un des parents, l'absence de logement, la présence de 3 enfants et plus et la faiblesse des revenus. "La liste antérieure, entérinée par le gouvernement en 1996, était une mesure forcée et provisoire destinée à prévenir les avortements criminels et clandestins, elle était conditionnée par les difficultés économiques de l'époque", explique Olga Charapova, vice-ministre de la Santé.

La société et l'Etat se rendent aujourd'hui compte de l'importance d'un comportement reproductif civilisé, mais un certain temps sera encore nécessaire pour parvenir à des résultats notables.

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