150 ans après la Guerre de Crimée, la Russie veut rétablir la justice

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MOSCOU, 10 mars (par Marianna Belenkaïa, commentatrice politique de RIA Novosti). La Guerre de Crimée est un événement vieux de 150 ans, pourtant elle suscite toujours des débats passionnés.

Un exemple: des manifestations consacrées au 150-e anniversaire de ce conflit doivent avoir lieu en Crimée au printemps-automne 2004. Le président ukrainien, Léonide Koutchma, a signé un décret relatif aux modalités de leur tenue. Des émissaires de France, de Grande-Bretagne, d'Italie et de Turquie prendront part à ces cérémonies qui s'annoncent comme des solennités. Pour ce qui est du programme, la Russie n'a pas participé à son élaboration.

D'un côté, la chose est bien compréhensible. La Guerre de Crimée a été perdue par la Russie, par conséquent celle-ci n'a rien à célébrer. Cependant, sans sa participation aux manifestations envisagées il serait impossible de reconstituer le tableau réel des événements d'alors.

Après le revers militaire subi par la Russie la coalition victorieuse s'était employée à faire admettre la thèse de la politique agressive appliquée par la monarchie russe à l'égard de l'Empire ottoman tandis que l'Angleterre, la France et la Sardaigne, qui s'étaient alliées à la Turquie et étaient les premières à déclarer la guerre à la Russie, étaient présentées comme des justicières. Ce point de vue est reflété dans les manuels scolaires ainsi que dans des ouvrages scientifiques et autres dans les pays susmentionnés de même que dans beaucoup d'autres. Et à en juger d'après les préparatifs des manifestations anniversaires, la Russie d'il y a 150 ans est toujours dépeinte comme un agresseur aux yeux de l'Europe.

Pourtant, il y a trois ans de nouveaux documents permettant de rétablir la justice historique ont été découverts dans les Archives de la politique extérieure du ministère des Affaires étrangères de l'Empire russe. La seule question maintenant c'est de savoir si les autres participants à la Guerre de Crimée souhaitent vraiment porter un regard objectif sur ces événements de 150 ans d'âge.

Le prétexte formel de la guerre avait été le conflit autour des lieux saints en Palestine entre le pape Pie IX et la France, d'un côté, et le clergé orthodoxe de l'Eglise de Jérusalem et la Russie, de l'autre. A propos, en dépit de sa défaite, la Russie avait réussi à conserver le statu-quo sur les Sanctuaires. Le litige religieux dissimulait des dessous politiques. La France et l'Angleterre avaient décidé de s'affranchir des entraves du système international créé en 1815 après la victoire sur Napoléon. A l'époque, toute la politique européenne était réglementée dans une grande mesure par les empereurs russe, autrichien et prussien. La puissance politique et militaire de la Russie était un facteur de poids sur la scène européenne, ce qui préoccupait l'Occident. Mécontentes de cette situation, la France, ancienne vaincue, et l'Angleterre, ancienne victorieuse, entreprirent d'isoler la Russie et de l'évincer de la région balkanique et de la Méditerranée orientale. Elle réussirent dans leur entreprise.

Mais qu'est-ce que la défaite de la Russie avait apporté à la coalition?

A la fin du mois de février une table ronde s'est tenue au Conseil de la Fédération (chambre haute du parlement russe) sur le thème: "La Guerre de Crimée: les leçons de l'histoire et la sécurité de la Russie contemporaine". Des membres de l'Assemblée fédérale, des diplomates, des chercheurs, des militaires et des ecclésiastiques y ont pris part. Il est ressorti des interventions faites qu'il est utile d'évoquer la Guerre de Crimée et ses conséquences non seulement en Russie, mais encore en Europe, aux Etats-Unis et dans d'autres pays.

Cette guerre a eu comme principale conséquence le démantèlement du système de sécurité qui avait été mis en place en Europe après la victoire sur Napoléon. Les diplomates russes estiment qu'ici la responsabilité totale doit être imputée à la France et à l'Angleterre qui ont déclenché la Guerre de Crimée. Le directeur du Département historico-documentaire du ministère russe des Affaires étrangères, Alexandre Tchouriline, a relevé que "la Guerre de Crimée a inauguré la voie menant au premier conflit mondial". Des guerres intestines avaient éclaté en Europe. Le directeur de l'Institut d'histoire russe de l'Université humanitaire de Russie, Andreï Foursov, est du même avis. Il a ajouté qu'un nouveau centre de force, l'Allemagne, était apparu en Europe à la place de la Russie isolée.

Cette histoire revêt un caractère particulièrement actuel de nos jours, après la crise irakienne. Car au fond, tout comme voici 150 ans le système viennois d'organisation du monde avait été brisé, de nos jours les principes essentiels de la politique internationale entérinés après la Seconde Guerre mondiale ont été sérieusement ébranlés. L'isolement d'un grand Etat quelconque pourrait entraîner un grave déséquilibre dans l'arène internationale, d'autant plus que de nouveaux centres de force se sont annoncés. L'Inde et la Chine notamment. Aussi est-il peu probable dans ces conditions que l'Europe ou encore les Etats-Unis doivent isoler la Russie, sans la participation de laquelle il serait vain de vouloir bâtir un système stable de sécurité internationale et, partiellement, européenne.

Dans le même temps, le membre du Conseil d'experts près le Comité du Conseil de la Fédération pour les affaires internationales, Andreï Volodine, pense qu'aujourd'hui encore les puissances occidentales appliquent leur "stratégie criméenne" vis-à-vis de la Russie: élargissement de l'Union européenne et de l'OTAN à l'Est, attisement des sentiments nationalistes dans les nouveaux Etats d'Europe orientale ainsi que dans les anciennes républiques de l'Union soviétique. Bien d'autres comparaisons pourraient être faites.

L'historien Andreï Foursov a souligné que la campagne de Crimée avait été précédée de deux décennies de guerre informationnelle et psychologique menée par l'Occident contre l'Empire russe. Le début de la création de l'image négative de la Russie remonte à 1830, c'est à cette époque également que l'on observe les premières tendances russophobes. A Saint-Pétersbourg (à l'époque capitale de l'Empire russe) on ne prêta aucune attention à ces choses et ce fut une erreur stratégique.

Avant et pendant la campagne de Crimée on avait observé une campagne d'intoxication sans précédent consistant à diffuser des informations sélectionnées dans les médias. De nos jours ces méthodes n'étonnent plus personne, mais il y a 150 ans la Russie n'avait pas été prête à une guerre informationnelle et elle l'avait perdue non seulement en Occident, mais encore à l'intérieur de ses frontières. C'est que l'opinion publique russe d'alors était restée dans l'ignorance de ce qui avait réellement provoqué le conflit. C'est cet échec de la politique de la cour impériale en matière d'information qui avait permis de convaincre l'opinion que l'agresseur était la Russie.

Pour ne pas réitérer les erreurs du passé, il faut que les débats sur les questions de politique étrangère soient largement portés à la connaissance de l'opinion, estime le président du Département des relations extérieures du Patriarcat de Moscou, l'archiprêtre Vsévolod Tchapline. L'opinion russe reste encore assez indifférente aux démarches de ses politiques sur l'échiquier international. Par contre, les Russes font grand cas de l'image de leur pays dans le monde. La plupart voudraient que la Russie soit une grande puissance, dont on tiendrait compte de l'opinion dans le monde. Toutefois cela ne veut pas dire que dans l'imagination des Russes la Russie doivent jouer un rôle d'"épouvantail". Par exemple, ils savent que les actions du pays dans l'arène mondiale sont justes et conformes au droit international. C'est cette certitude dans la justesse de la politique appliquée de nos jours qui anime le patriotisme de la population russe. Cela concerne les événements aussi bien du présent que du passé.

La veille du 150-e anniversaire de la Guerre de Crimée une attention toute particulière est attachée à la restauration des monuments érigés à la mémoire des soldats tués. Cependant, le meilleur moyen de rendre hommage aux morts, ce serait de restituer le rôle véritable de la Russie dans ce conflit. C'est important aussi pour les futurs rapports russo-européens. Car si au cours des manifestations qui vont avoir lieu en Crimée la Russie est une nouvelle fois présentée en qualité d'agresseur aux yeux de l'Occident (même s'il s'agit du passé), cette image se réancrerait pour longtemps dans la conscience des jeunes Européens. Alors la nouvelle génération de Russes connaîtrait de nouveau l'amertume de l'humiliation tout comme ceux qui avaient été les témoins de l'isolement et du dénigrement de la Russie au milieu du XIX-e siècle.

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