La nouvelle vague d'élargissement de l'ONU et son influence sur le partenariat avec la Russie

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par Alexandre Konovalov, président de l'Institut des évaluations stratégiques - RIA Novosti

Vendredi 2 avril, sans attendre l'ouverture du sommet d'Istanbul et sans l'annoncer à son de trompe, sept nouveaux Etats seront admis dans les rangs de l'Alliance atlantique : la Lituanie, la Lettonie, l'Estonie, la Roumanie, la Bulgarie, la Slovaquie et la Slovénie. La procédure d'admission de nouveaux membres à l'OTAN devient routinière. On peut supposer qu'elle ne suscitera pas de réaction politique orageuse à Moscou, bien que la nouvelle vague de l'élargissement ait plusieurs particularités susceptibles de produire un effet sur l'évolution de la situation intérieure en Russie et sur ses relations avec l'Occident, mais un effet beaucoup plus sensible que lors de l'adhésion en son temps de la Pologne, de la République tchèque et de la Hongrie.

Tout d'abord, il ne faut pas retrancher des comptes le choc psychologique subi par une partie considérable de la population de la Russie du fait que non seulement les pays de l'ex-Traité de Varsovie mais également d'anciennes républiques soviétiques deviennent membres de l'OTAN. Du point de vue de la stratégie traditionnelle la situation en Europe change de façon radicale pour la Russie. A l'Ouest, l'Alliance la refoule énergiquement du littoral de la mer Baltique. La région de Kaliningrad se trouve prise dans l'étau otanien car ses accès deviennent coupés par deux membres de l'Alliance : la Pologne et la Lituanie. Au Sud, lorsque la Turquie se verra appuyée à ses flancs par deux novices, la Roumanie et la Bulgarie, la Russie sera cernée le long du littoral de la mer Noire. Cela donne une impression dont on a du mal à se défaire. Il y a aussi un autre détail important qui s'ajoute à ce tableau. A la veille de l'adhésion des sept nouveaux membres à l'Alliance atlantique la Rada suprême (parlement) de l'Ukraine a adopté une décision autorisant les forces armées de l'OTAN à traverser le territoire ukrainien. Pour aller où ? Une question qui se pose d'elle-même.

Certes, il est facile de dissiper ce genre de craintes en disant que cette manière de percevoir la situation est irrémédiablement périmée, qu'elle ne tient compte ni de la nature de l'Alliance atlantique ni du caractère partenarial des relations entre la Russie et l'OTAN. Cette objection est juste, mais partiellement. En effet, déjà le sommet de l'OTAN de Prague (2002) a montré que les sept pays candidats seraient admis à l'Alliance d'après des "critères de qualité" très bas, même par rapport à ceux qui étaient imposés à la Pologne, à la Hongrie et à la République tchèque. Tous les nouveaux adhérents pratiquement ont une armée dont le niveau d'équipement et d'entraînement ne leur permet pas d'agir de concert avec les forces armées des Etats-Unis ou de leurs alliés européens anciens. Si l'on prend au sérieux les bruits qui courent sur la prochaine adhésion de la Croatie, de la Macédoine et de l'Albanie, on peut oublier l'exigence de qualité imposée aux forces armées des membres de l'Alliance et à leur aptitude à des actions communes. Ce n'est pas par hasard que l'ancien secrétaire général de l'ONU, George Robertson a déclaré qu'à l'heure actuelle "l'OTAN attache beaucoup moins d'importance à la qualité des forces armées des pays candidats qu'à leur attachement aux valeurs démocratiques, aux droits de l'homme et à l'économie de marché". Tous ces changements permettent de conclure que les Etats-Unis soutiennent l'élargissement de l'OTAN, contre-productif du point de vue de l'efficacité militaire, pour renforcer plutôt leurs positions politiques en Europe. Ce n'est pas un fait du hasard si à l'occasion de l'opération militaire en Irak, les hommes politiques américains se sont mis à parler de l'option pour une Europe "jeune" et plus progressiste en lui opposant l'Europe "vieille" et conservatrice, représentée en premier lieu par la France et l'Allemagne. Mais si les "jeunes" Pologne, Hongrie et République tchèque ont soutenu avec tant d'enthousiasme la position américaine, il n'est pas bien sorcier de deviner avec quel zèle elle sera appuyée par l'Europe "cadette", c'est-à-dire par les pays baltes, la Roumanie, la Bulgarie, la Slovaquie et la Slovénie. Certains pensent que l'OTAN se transforme de plus en plus en un "club de démocraties européennes amies", qu'elle n'est plus une alliance disciplinée ayant une mission militaire clairement formulée et que de ce fait il n'y a pas lieu de s'inquiéter de son élargissement qui est plutôt un indicateur de l'affaiblissement de l'importance militaire de l'Alliance.

En effet, les forces de l'OTAN qui constituent la majorité de la KFOR déployée au Kosovo se sont montrées incapables de matérialiser ne serait-ce qu'un seul point de la résolution 1244 du Conseil de sécurité de l'ONU. Elles n'ont prévenu ni une nouvelle flambée de violence dans la province, ni de nouvelles épurations ethniques contre les Serbes. Les succès des forces de l'OTAN en Afghanistan sont également douteux. Les élections libres dans ce pays sont de nouveau reportées à plus tard. Les bases du nouvel Etat ne sont toujours pas jetées et l'économie afghane n'est pas rétablie et ne fonctionne pas. Par contre, les plantations de pavots ne cessent d'être agrandies et la production d'héroïne d'augmenter. Le trafic de drogue s'effectue principalement par le territoire des pays d'Asie centrale en direction de la Russie et puis de l'Europe. On peut donc accepter l'assertion qu'il ne faut pas craindre l'élargissement de l'OTAN mais qu'il faut plaindre l'Alliance qui n'a plus ni mission ni adversaire et qui s'efforce, sans beaucoup de succès, de s'adapter à la nouvelle réalité. Et pourtant, des problèmes persistent pour la Russie en raison de l'adhésion de sept nouveaux membres à l'OTAN.

Les nouveaux membres sont admis à l'Alliance à un moment où la version adaptée du Traité sur les forces conventionnelles en Europe n'est pas encore ratifiée par ses signataires. L'Occident explique sa position par le fait que la Russie n'a pas rempli son engagement pris au Sommet d'Istanbul de retirer complètement ses bases militaires de Géorgie et de Moldavie. Moscou, pour sa part, est préoccupé par le fait que les pays baltes qui rejoignent l'Alliance se sont retrouvés absolument hors de la zone concernée par les limitations imposées par ce Traité. Après l'adhésion des seules Roumanie et Bulgarie les limitations de flanc prévues par le document peuvent être dépassées au profit de l'Alliance pour le nombre des chars, des véhicules de combat blindé et de l'artillerie de 2200, 3300 et 2000 engins et pièces respectivement.

Avant l'adhésion des sept nouveaux membres à l'OTAN, la Russie n'avait pas grand-chose à craindre de la part de ces petits Etats qui ont des forces armées symboliques. La Russie elle-même n'a fait aucune démarche qui, du point de vue de la sécurité des pays baltes, pût être interprétée comme une menace. Mais après l'adhésion de ces pays à l'alliance, la situation change radicalement. Rien, formellement, n'empêche de déployer sur le territoire des pays baltes n'importe quelle quantité d'armes et des contingents de troupes de n'importe quelle importance. La Russie a tenté de prévenir cette situation, proposant aux Etats baltes de se joindre au lendemain de leur adhésion à l'alliance au Traité sur les forces armées conventionnelles en Europe (FCE), après avoir obtenu leurs quotas nationaux et territoriaux d'armements, mais cette démarche a été perçue comme une tentative de faire pression sur des Etats souverains. On apprend maintenant que la Lituanie, la Lettonie et l'Estonie ne créeront pas, pour l'instant, leurs forces aériennes. Pour patrouiller leur espace aérien, quatre chasseurs intercepteurs danois F-16, un radar mobile et une centaine de techniciens militaires danois seront déployés en Lituanie.

La Russie est en mesure de comprendre que nous vivons dans un monde où les menaces militaires sont de tout autre caractère. Et, de ce point de vue, la création de postes de stationnement avancé en Roumanie et en Bulgarie, pour "couvrir" les éventuelles opérations au Proche-Orient, est parfaitement compréhensible. La Russie, chose inouïe il y a encore peu de temps, n'a-t-elle pas accepté que l'aviation américaine ait une base en Asie centrale, car cela est conforme aux intérêts russes dans la lutte contre le terrorisme international ? Mais quelle menace terroriste exigerait-elle le déploiement des infrastructures de l'OTAN en Pologne et dans les pays baltes ? Car si l'OTAN est tellement préoccupée par la sécurité de l'espace aérien sur la mer Baltique, elle pourrait la patrouiller conjointement avec les forces aériennes russes. Et inviter des groupes d'experts russes pour le contrôle permanent des ouvrages où il est prévu de déployer des infrastructures de l'alliance. Ne répète-t-on pas souvent que la Russie et l'OTAN sont des partenaires et non pas des adversaires ? Alors pourquoi fait-on si ostensiblement fi des préoccupations russes parfaitement compréhensibles ?

De nombreux facteurs réels expliquent le profond intérêt mutuel de la Russie et de l'OTAN pour un véritable partenariat qui dépasse de loin le cadre des déclarations de politesse. L'élargissement de l'alliance n'y change rien au fond. Mais la prise en compte des intérêts légitimes de sécurité de la Russie serait la clef d'un partenariat sérieux, et le meilleur moyen de convaincre Moscou qu'elle n'a rien à craindre de l'élargissement de l'alliance serait de l'inviter à la mise sur place d'un nouveau système de sécurité. Le nouveau secrétaire général de l'alliance, Jaap de Hoop Scheffer, estime que la ratification du Traité adapté FCE et son entrée en vigueur est une tâche de signification exceptionnelle, mais Moscou semble déjà accepter que ce document connaisse le sort du Traité ABM. Mais si les pays de l'OTAN considèrent le FCE comme un des grands éléments de la sécurité et de la stabilité en Europe, il faudra réfléchir moins à la manière dont il pourrait être adapté aux réalités politiques en évolution qu'à une transformation plus poussée de ce document.

Personne ne donnerait aujourd'hui de réponse exhaustive à la question de savoir pourquoi l'Europe de nos jours doit maintenir entre 17 000 et 20 000 chars et 6 000 avions de guerre autorisés par ce Traité. Et pourquoi ne pas réduire de moitié ces quantités ? Car personne ne projette de mener en Europe une guerre, ni maintenant ni dans un avenir prévisible. L'OTAN projette de mettre sur pied des forces d'intervention rapide ; l'Union européenne aurait des plans semblables . La Russie pourrait parfaitement prendre part à leur réalisation, en concertant la structure de ces forces et les méthodes de leur utilisation et en créant, avec d'autres pays, les armements nécessaires à leur équipement. Mais tout cela deviendrait réalité si la Russie est en effet considérée comme un partenaire important et indispensable dans la lutte contre les menaces communes.

Aujourd'hui, l'Occident doit choisir entre deux stratégies. La première exige que la Russie soit entraînée dans l'édification d'un système commun de sécurité et qu'elle devienne alliée réelle dans la lutte contre les menaces réelles. En cas de succès, le problème de la sécurité au niveau européen et global serait réglé radicalement et en conformité totale avec les intérêts de l'Occident. La seconde est de loin plus primitive : attendre avant que les résultats de la consolidation de la démocratie russe ne deviennent plus plausibles et, en cas de résultat négatif, édifier des barrières à l'est, au centre et au sud de l'Europe. Cette stratégie ne semble raisonnable et prudente qu'au premier abord. Car ces barrières ne seront pas en mesure de protéger contre les problèmes du monde en pleine globalisation. D'autre part, le refus ostensible de tenir compte des intérêts d'un partenaire et l'inaction en prévision d'un "mauvais scénario" ont, historiquement, la particularité du mauvais pronostic qui a tendance à se réaliser.

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